lundi 9 février 2009

Photographies d'un Orient rêvé


Le Maghreb est une île. Bien avant que les Arabes ne baptisent cette région Al Djazirat al Maghreb, « l’île du Couchant », l’idée d’une terre fabuleuse entourée d’eau et située très à l’ouest émaille les épopées héroïques. Ces histoires ne sont que le reflet d’une géographie perdue : il y a dix mille ans, le Sahara est encore vert ; les pluies et les changements climatiques alimentent les grands fleuves qui entaillent sérieusement les versants sud de l’Atlas mais ne trouvent aucun débouché sur la mer, formant ainsi de grands lacs qui s’assècheront petit à petit, faisant du Maghreb une île coincée entre le désert, l’Atlantique et la Méditerranée. En compilant plusieurs dizaines de photographies du Maroc prises entre 1870 et 1950, Eric Millet nous explique comment l’image de cet Orient qui n’en est pas un (c’est le Sud pour la France, le Nord pour l’Afrique et un Couchant pour les Arabes) s’est fondé. Il n’est pas question de géographie mais d’un ailleurs rêvé et même fantasmé par les Européens. En 1830, la France débarque en Algérie comptant éduquer un pays peuplé de Barbares. Alors la France va réinventer ce Maghreb qui épouse tous les fantasmes de l’Occident : le plaisir du corps, la maîtrise du temps, une certaine idée du raffinement…

L’EMPREINTE DE L’HISTOIRE
Dès la fin du 19ème siècle, le Maroc, seul Etat de langue arabe resté indépendant de l’Empire ottoman, est l’enjeu de rivalités des puissances coloniales. C’est l’acte d’Algésiras (1906) qui réserve à la France la liberté d’action sur le Maroc. Le traité de Fès institue le protectorat le 30 mars 1912. Les réformes administratives, judiciaires et financières qu’impose la France diminuent la souveraineté de l’Etat marocain et le rend dépendant d’elle. Les colons débarquent voulant profiter de cette terre où l’on peut entreprendre.

En abandonnant l’Egypte à la couronne britannique, la France cherche une contrepartie au Maroc. Le pays est alors conçu comme un paradigme de l’Orient inaccessible. Le pays est inexploré et il n’y a pas de routes : depuis le début du 19ème siècle, Moulay Sliman voyait dans le commerce extérieur un appauvrissement du pays et dans le contact avec les infidèles un risque de corruption, il avait interdit l’immense majorité des ports aux étrangers.
A cette époque, le saint-simonisme justifie en partie l’entreprise coloniale : l’effort humain doit maîtriser la nature pour la rendre plus exploitable ; les saint-simoniens, idéalistes, imaginent, réunir l’Orient et l’Occident dans le but de définir un nouvel équilibre moral pour l’humanité toute entière. Certains militaires, entrepreneurs, politiques, sous couvert de transmettre leur technique et leur science entendent mettre en contrepoids dans la balance les valeurs sociales et la noblesse de caractère des autochtones. La France se positionne alors en « Père-protecteur », voulant donner ses avancées à un pays qui reste à protéger des influences jugées néfastes de l’Occident.

Le protectorat marocain est lié à l’image de Lyautey, homme plus diplomate que militaire. Humaniste diront certains historiens, il impose sa manière de voir : il laisse leur vie propre aux cités, leurs coutume et leur religion aux hommes, il est anti-assimilationniste. Mais les terres sont réquisitionnées par les colons et la politique de Lyautey dresse ruraux contre citadins, donc Berbères contre Arabes. Respectant l’islam, il en donne une image arriérée qu’il est de bon ton de garder intacte.


LE MIROIR ANDALOU
« Dans nos pays d’Europe à la vie agitée, trop souvent factice, nous ne connaissons rien qui approche des intérieurs arabes. Ne serait-ce pas de l’Orient que l’on pourrait dire le pays du home ? » Henri de la Martinière, Souvenirs du Maroc, 1918

Dans les premières semaines qui suivirent la prise d’Alger, en juin 1830, les Français sont confrontés à des situations qu’ils n’auraient pu imaginer, face au rêve d’Orient, la réalité leur offre souvent de sévères déconvenues. C’est ainsi qu’ils s’efforcent d’orienter leurs découvertes vers des choses susceptibles de satisfaire leur curiosité : le chroniqueur Jean-Toussaint Merle donne la description du harem du palais tout juste abandonné.

Le hammam est le café des femmes, lieu de toutes les confidences. Il est le lieu de tous les rituels de passage et de codification de la sexualité. Les mâles y sont admis jusqu’à l’âge supposé des premiers émois sexuels. Fermé par l’Eglise, le hammam, arrivé en Europe au 16ème siècle a séduit les Occidentaux. C’est pour les femmes musulmanes, interdites de terrasses de café, l’occasion de se retrouver.

Marrakech, 1901, Gabriel Veyre


La vie en médina implique la quasi-absence de vie privée. La rue impose à l’homme la manière dont il doit se tenir. La rue doit faire de lui un bon musulman, il y a une surveillance constante. La religieuse attitude du musulman décide sa manière de s’habiller, parler, manger… Le ryad est donc une échappatoire à cette socialité contraignante, c’est le lieu de l’intimité dont le bon musulman est le maître. Le ryad est organisé en espace clos. En débouchant sur une cour unique, les chambres offrent la possibilité au maître de maison d’inverser la tendance, en faisant supporter aux femmes et au personnel de maison les contraintes de sa propre surveillance.

Contrairement aux autres pays du Maghreb, le Maroc a peu emprunté à l’Empire ottoman dont il n’a jamais fait partie. En matière d’architecture, c’est d’Espagne que le royaume chérifien enrichit sa civilisation urbaine. Mais après la prise de Grenade (1492), le Maroc est privé de ce « miroir andalou », sera incapable de faire fructifier la tradition artistique qu’il avait reçue d’Espagne.

LES TRADITIONS ET LE STYLE
Dans une société qui fut longtemps régie par le troc, l’argent est tabou, synonyme de ce qui est bassement matériel. L’aristocratie arabe se veut généreuse, ce qui est généreux est noble étymologiquement. Au souk, le don n’est pas dénuer de sens : cet acte, dépourvu d’affectivité, tend à s’élever au-dessus de son interlocuteur, une manière aussi de nier un système économique dont il dépend pourtant. En se séparant d’une partie de l’argent qu’il vient de recevoir, le marchand affirme son accord avec le dogme islamique selon lequel l’argent doit circuler librement pour le bien de la communauté.

Avant d’être un lieu d’économie, le souk est lieu de rencontre et de sociabilité. Le souk rappelle en tout point l’agora de la Grèce antique, à la fois creuset des discours et des opinions, et théâtre de l’expression politique de la population. Lieu de fusion et de brassage, le souk absorbe toutes les influences. C’est une parole qui pérennise le lien social. La culture privilégiant constamment les relations humaines au rapport purement marchand, acheter, vendre n’est jamais vécu comme des situations de blocage. La parole est toujours un moyen de s’en échapper, c’est la raison pour laquelle les prix ne sont jamais affichés. En donnant un prix, on engage sa parole, on oblige à l’établissement d’un rapport humain.

RÊVE D’ORIENT
La découverte du Maroc coïncide avec la vulgarisation de la photographie. Il s’agit avant tout de montrer un pays exotique, sous couvert de préoccupations scientifiques, les hommes et le paysage servent de modèle et de décor à une multitude d’images transgressives. Le corps des femmes indigènes est fantasmé et vient provoquer la morale occidentale. Aux images construites de femmes seins nus se juxtapose une réalité de femmes voilées qui entretient le fantasme. Cette construction de l’imaginaire érotique colonial repose donc sur cet antagonisme.

Autoportrait du photographe, Casablanca, 1908 (autochrome), Gabriel Veyre


Les colons insistent sur la paresse des indigènes qui serait propre à leur culture. Les indigènes sont imaginés comme une masse de travail potentielle qu’il suffirait d’éduquer pour la rendre efficace. A contrario, les colons sont toujours tirés à quatre épingles mais rarement dépeints en pleine effort sous-entendant qu’ils sont les maîtres. En stigmatisant de la sorte les mœurs de l’époque, les auteurs renforcent chez leurs contemporains l’idée d’un pays en friche.

Nous imaginons le Sahara comme une immensité de sable échappe à toute logique. A l’inverse, les gens qui y vivent le maîtrisent, les hommes se sont adaptés, la vie est partout dans le désert selon la nécessité de l’eau. Il n’y a pas d’ « errance » pour le nomade, le berger sait où il va. L’infini du désert est donc une image forgée par l’imaginaire occidental de la littérature romantique, la mer de sable est voulue comme le lieu de spiritualité par excellence.
« L’Orient rêvé » Photographies du Maroc 1870 – 1950, Eric Milet, Arthaud, 40 €

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