dimanche 22 novembre 2009

Honecker au 21ème siècle

Honecker est un Berlinois moyen, homme ordinaire, qui vit dans le cruel 21ème siècle, cela suffit au titre du nouveau roman de Jean-Yves Cendrey : Honecker 21. Pour le reste, une vingtaine de chapitres sera nécessaire pour nous faire sourire des malheurs d'un contemporain qui nous ressemble tant : un jeune Berlinois se sent de plus en plus traqué par la société de consommation, par sa femme plus cultivée que lui et qui va bientôt lui imposer un enfant. Il a soudain envie de reprendre sa vie en main, ce qui ne fera que mener à sa perte, même pas tragique.

La société de consommation, une société totalitaire
Le roman fait largement le portrait d’une société de consommation à la fois oppressante et en dehors de laquelle on ne peut pas vivre, la société dans laquelle vit Honecker est tout simplement totalitaire. Certes, ce qui est oppressant, c’est le confort dans lequel on est installé, ce que l’on nous oblige à faire c’est consommer en fréquentant un centre de remise en forme, en achetant de magnifiques machines à expresso, en conduisant des voitures blindées d’électronique… Pas de quoi se révolter ! C’est la démocratie (au 21ème siècle élargie à la consommation), la douce tyrannie qui prive progressivement des libertés décrite par Tocqueville au 19ème siècle !

La culture, ne faisant pas exception, entre en plein dans cette société de consommation. Turid est celle qui représente la terreur de la culture, celle qui dicte à son mari ce qu’il doit avoir vu et lu, ce à quoi il doit s’intéresser. Certes, le théâtre ou la littérature ont toujours été des marqueurs sociaux mais ils sont d'autant plus stigmatisants au 21ème siècle que la démocratie a rendu la culture accessible à tous. Tout le monde peut aller voir une pièce de théâtre, lire les classiques de la littérature allemande… Alors, si Honecker s’ennuie fermement, cela signifie qu’il est définitivement inintéressant.

Assurément les générations précédentes ont fait le lit d’une telle société en négligeant le lien familial. C’est le cas de Honecker : ses parents l’ont délaissé trop occupés à profiter de cette nouvelle société qui donnait accès à tout, qui permettait tout, y compris à une mère de ne pas éprouver l’amour filial. En manque de ce fondamental qui enracine tout être dans un milieu, Honecker a le vertige, cette société lui offre tout mais il ne sait quoi choisir. Cette société totalitaire lui annihile jusqu’à ses propres désirs, lui imposant ceux qui correspondent à ce qu’il doit être : avoir une machine à expresso hors de prix, habiter dans un immense appartement, voir telle pièce, lire tel livre.

Enfin, l’action du roman se situe à Berlin, capitale européenne, autrefois déchirée entre communisme et libéralisme. Mais force est de constater que cela aurait pu tout aussi bien se passer à Paris (Honecker 21 est définitivement un roman français !). C’est mesurer à quel point cette société de consommation est dictatoriale, car en plus d’être totalitaire socialement, elle l’est à un niveau géographique, la société de consommation est mondiale, en tout cas occidental.

Une vie vide de sens
Honecker travaille dans la téléphonie mobile, sa femme dans les médias. Ils sont un condensé de ce 21ème siècle où il faut pouvoir communiquer tout le temps, et même s’il n’y a pas grand-chose à dire comme le souligne, de manière agaçante il est vrai, un vieil acteur ami du couple. Ce personnage représente à la fois la critique de la société (un rôle depuis toujours tenu par l’art) et le fait qu’elle a été ingérée et digérée par notre société. C’est comme si l’art, la chose même qui réfléchissait sur la société et sur le sens de la vie, qui éventuellement donnait du sens, avait abdiqué en acceptant de faire partie de la « société du spectacle ». Dès lors, la seule posture tenable est le cynisme si bien manié par le vieil acteur.

Confortant chacun dans une certaine qualité de vie, privant chacun de la critique, la société de consommation creuse le vide intérieur. Chez Honecker, les crises de panique sont caractéristiques de ce sentiment de profond vide, une panique dans laquelle il s’engouffre finalement car elle le remplit justement : « ça faisait peur, et que plus il avait peur plus il se sentait revivre, et mieux il réagissait » (p.101). Le roman se déroule à un moment clé où Honecker décide de prendre sa vie en main. Ainsi il doit répondre aux questions qu’il esquive habituellement : « Le propre d’Honecker est d’éviter les questions qu’il multiplie devant lui comme des piquets de slalom propres à faire sinuer ce qu’il croit sa réflexion – mais qui s’assimile trop souvent à une acrobatique glissade sur la neige fondue. » (p.89). C’est ainsi qu’il se trouve dans un état d’indécision chronique, regrettant ce qu’il vient de faire, projetant ce qu’il aimerait faire. Ses sentiments sont aussi en proie à une cyclothymie qui, finalement, viendra à bout d’Honecker : il passe de la certitude de n’avoir que goûté à « l’illusion de la félicité amoureuse » (p.92) à celle d’aimer vraiment Turid et ne douter pas qu’il aimera son enfant. Finalement, il mesure combien il a mal vécu, n’ayant fait qu’imiter des façons de vivre.

Comment donner un sens propre à sa vie ?
Honecker ne semble pas avoir de désir propre, ses désirs sont dictés par la société de consommation, il s’apitoie d’être commun, même dans ses fantasmes sexuels. Il est frustré dans tous ses désirs. Il est ainsi la proie de pulsions qu’il a du mal à comprendre et qu’il fait aussitôt regretter. Il voudrait donner un sens à sa vie, ne plus se sentir le jouet de la société de consommation ou celui de Turid. Mais à quel genre de désir véritable la société de consommation fait-elle une place ?

Dans un premier temps, Honecker pense qu’en assouvissant ses désirs sexuels, en trompant Turid alors qu’il ne l’a jamais fait, il fera quelque chose par lui-même mais il déchante vite, comprenant que ses désirs sont de l’ordre de la pulsion et qu’ils n’ont rien d’original. Ce qui enlève du sens à ses désirs relève aussi du fait qu’il se rend compte qu’ils ne sont pas originaux, au sens où Honecker n’est pas unique : il a les mêmes biens de consommation, mais pire, il a les mêmes désirs. La société le considére comme un parmi tant d’autres, Honecker est à la recherche d’une reconnaissance et il ne la trouve qu’en volant une fleur en plastique dans un cimetière : « une distinction honorifique, celle de le faire exister, homme ignoré, homme dédaigné qu’il était, méprisé par son boss et tous les patapoufs de la terre, sans doute aussi par sa compagne sans doute hypocrite, et qui assurément le serait un jour par son propre enfant. » (p.90). Comme un prélude au désir de mort qui fleurit en lui.

Voulant devenir quelqu’un aux yeux de la société et aux yeux de Turid, et puisque réclamant de l’attention, il échoue à inspirer de l’admiration, il se dit qu’il pourrait bien tuer quelqu’un : « Inspirer de l’admiration ou de la répulsion, c’est du pareil au même. On est devenu quelqu’un, l’essentiel est là » (p.91). Mais là encore, n’est-ce pas la société de médias qui dicte un tel désir ? Celui de faire la une des journaux, une manière de devenir quelqu’un, peu importe qu’on nous admire ou que l’on fasse horreur ? Mais, et cela désespère encore plus Honecker, il pense manquer de courage, ne pas avoir les mains assez fortes pour tuer. Aussi, ne supportant plus de continuer à vivre dans un tel mépris de lui-même, ce désir de mort se reporte sur sa propre personne : « C’est douloureux de résister à une aussi folle envie de s’affoler » (p.11), une injonction répétée plus tard, une manière de voir que ce désir de perte s’est progressivement imposé tout au long du roman : « C’était douloureux de résister à une aussi folle envie de s’affoler, de s’écorcer, de tomber en poussière » (p.88).

Tout comme Grimmelshausen décrivait l’absurdité des Aventures de Simplicius Simplicissimus au 17ème siècle, Jean-Yves Cendrey relate celles non moins absurde, souvent drôles, mais aussi désespérantes de Honecker au 21ème siècle.

"Honecker 21" Jean-Yves Cendrey, Ates Sud, 18.50€

JMG Le Clézio, loin de tout et au cœur d’un essentiel

JMG Le Clézio n’est pas de ces écrivains qui traînent leurs guêtres sur les plateaux de télévision ou dans les studios non moins aveuglants de la radio. JMG Le Clézio habite le monde mais pas Paris, pressentant déjà les dangers que pouvaient représenter les stucs de cette littérature qui ne parle que d'elle : « A Paris, je crois que j’aurais mis plus de temps à m’apercevoir de l’inutilité des mondanités et du gaspillage d’énergie qu’elles représentent » (Le Monde 2, 29 novembre 2008). L’avouant : « je me suis toujours senti étranger dans notre monde occidental. » (Télérama, 12 décembre 2000), il parle pourtant de nous. Où est-il ?

Jean-Marie Gustave Le Clézio naît à Nice en 1940, ses parents sont issus d’une famille bretonne émigrée à l’île Maurice au XVIIIe siècle. Il se considère lui-même de culture mauricienne et de langue française : « culturellement je me sens mauricien, c’est-à-dire entre deux mondes, le développé et le pauvre. » (Le Monde 2, 29 novembre 2008). Dès 23 ans, il acquiert la reconnaisance du mlieu littéraire grâce à son premier roman, Le Procès-verbal. Il écrit ce livre, la guerre d’Algérie n’est pas finie et plane sur les jeunes gens la menace de faire partie du contingent ; en même temps, règne en France un racisme anti-arabe : « Pour ma part, je crois qu’à compter de cette date j’ai cessé, dans ma tête ou pour de vrai, de vivre en France. » (Le Point, 26 janvier 2006). Son premier roman est couronné par le prix Renaudot en 1963.

La tentation ethnographique
Loin de l’Algérie, il effectue son service militaire au Mexique où il doit participer à l’organisation de la bibliothèque de l'Institut français d’Amérique latine (IFAL). C’est là qu’on lui parle du golfe de Darién, au Panama, un endroit étonnant, entièrement coupé de la civilisation occidentale ; il s’y rend, conduit par un Indien qui parle espagnol. Le Clézio est alors tenté par l’ethnologie, il avait rencontré plusieurs fois Lévi-Strauss. Il s’installe avec les Indiens, les Emberas, apprend leur langue, se conforme à leurs habitudes. Il vit avec eux durant quatre ans, de 1970 à 1974. A ce moment-là, l’écrivain n’éprouve plus le besoin d’écrire, « je ne voulais rien dire de tout ce que je vivais là, rien en tirer littérairement. Je voulais que ce soit une expérience d’avant le langage… Mais je suis un écrivain invétéré. Au bout de quelques temps, j’ai eu envie d’en sortir. » (Télérama, 12 décembre 2000).

En 1977, Le Clézio publie une traduction des Prophéties du Chilam Balam, ouvrage mythologique maya. Plus tard, dans les années 2000, son intérêt pour les cultures éloignées se focalise sur la Corée dont il étudie l’histoire, la mythologie et les rites chamaniques : « La culture occidentale est devenue trop monolithique (…) Toute la partie impénétrable de l’être humain est occultée au nom du rationalisme. C’est cette prise de conscience qui m’a poussé vers d’autres civilisations. » (Entretien avec JMG Le Clézio, diplomatie.gouv.fr)

Ainsi, si ses premiers romans l’avaient rapproché des recherches formalistes du Nouveau Roman, dès la fin des années 1960, ses publications, devenant plus personnelles, sont dominées par l’exploration de l’ailleurs et par les préoccupations écologiques (Terra Amata, Le Livre des fuites, La Guerre), et de plus en plus influencées par les voyages de l’auteur et son séjour chez les Indiens (Les Géants). Plus tard, dans les années 70, adoptant une écriture plus apaisée, les thèmes du voyage passe au premier plan (Désert).

Une oeuvre de contestation
La contestation est un caractère permanent de l’œuvre de Le Clézio. Après la dénonciation de la société urbaine et de sa brutalité dans les premières œuvres publiées, c’est une remise en cause plus générale du monde occidental qu’il élabore dans ses romans ultérieurs. Nourri par son expérience personnelle, Le Clézio dénonce ainsi la guerre cynique du monde mercantile (La Guerre), le scandale de l'exploitation des enfants (Hasard) et des cultures minoritaires. Cette révolte demeure sensible dans les romans plus populaires des années 1980 : haine de l’impérialisme colonial (Désert)... : « Nous vivons dans une époque troublée où nous sommes envahis par un chaos d’idées et d’images. Le rôle de la littérature aujourd’hui est peut-être de faire écho à ce chaos (…) Aujourd’hui, les écrivains ne peuvent que faire le constat de leur impuissance politique (…) La littérature contemporaine est une littérature du désespoir » (Entretien avec JMG Le Clézio, diplomatie.gouv.fr)




En octobre 2008, alors que paraît Ritournelle de la faim, son dernier roman inspiré par la figure de sa mère, il se voit décerner le prix Nobel de littérature en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante ».


Eloge de la langue française
JMG Le Clézio est donc loin de la littérature française que l’on voit à la télévision, il a vécu loin avec sa famille, aux Etats-Unis, au Mexique… « Pourtant, ce que j’aime par-dessus tout, c’est écrire ne me servant de la langue française. » (Le Point, 26 janvier 2006).
En mars 2007, dans Le Monde, il est l’un des quarante-quatre signataires du manifeste « Pour une littérature-monde en français », qui invite à la reconnaissance d’une littérature de langue française qui ne relèguerait plus les auteurs dits « francophones » dans les marges ; et à retrouver le romanesque du roman en réhabilitant la fiction grâce notamment à l'apport d'une jeune génération d'écrivains sortis de « l’ère du soupçon. ». Dans un entretien paru en 2001, Le Clézio déplorait déjà que « l’institution littéraire française, héritière de la pensée dite universelle des Encyclopédistes, [ait] toujours eu la fâcheuse tendance de marginaliser toute pensée de l’ailleurs en la qualifiant d'"exotique" ». Lui-même se définit d'ailleurs comme un écrivain « français, donc francophone », et envisage la littérature romanesque comme étant « un bon moyen de comprendre le monde actuel. »

En 2002, se tenait à Beyrouth le 9ème sommet de la Francophonie, voilà ce que JMG Le Clézio déclarait à cette occasion : « La francophonie – la réalité qui existe sous ce vilain mot - , c’est la chance inouïe pour la langue française de se maintenir dans le monde comme une langue universelle (…) des vérités proclamées en 1789, de la proclamation de l’égalité et de la liberté, du Décret de la Convention abolissant l’esclavage, de la suppression des privilèges et l’affirmation de la laïcité. Ce formidable courant qui a su enthousiasmer des peuples et des cultures très différents a permis à la langue et à la pensée française de survivre (…) au scandale de la colonisation. » (Le Figaro, 17 octobre 2002)
 
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