jeudi 27 novembre 2008

"Picasso" selon Philippe Dagen

Les multiples expositions consacrées en cette rentrée à Pablo Picasso à Paris sont l’occasion de revenir sur la vie et l’œuvre de cet artiste central du 20ème siècle. C’est ce que nous propose Philippe Dagen dans une très belle monographie consacrée au peintre. Extraits de sa vie d’artiste.
Un artiste inscrit dans ses époques
Philippe Dagen, dans une monographie à la fois biographique et réflexive, cherche à répondre à un certain nombre de questions que soulève l'exceptionnel artiste Picasso. Il y envisage Picasso dans son époque au-delà des amitiés et des rivalités strictement artistiques du milieu parisien et français, confronté à la modernité du monde.
Un peu avant la Première Guerre Mondiale, face à la modernité scientifique et industrielle, le primitivisme peut être pensé comme la négation résolue du moderne ; le cubisme, à l'inverse comme son acceptation et une façon radicale d'en tirer les conséquences plastiques. Dans une deuxième période, jusqu'au début des années 30, l’artiste, en donnant à chaque sujet sa forme visuelle la plus juste, assuré de ses moyens et de sa logique, de sa position et de sa gloire, est « maître du monde ». Dans un troisième temps est sous le signe des monstres, quand la maîtrise maintenue pendant une quinzaine d'années éclate sous la pression d'événements publics et privés sous le signe du désordre et du drame. Picasso se précipite alors dans l'expérimentation. Enfin, dans la dernière période, le peintre pousse ses extrémités. Dans un monde occidental à nouveau prospère, Picasso rappelle que l'Histoire est vouée à finir par des désastres.

DECOUVRIR LE MODERNE

Dans sa famille, tout converge vers l'éducation artistique de l'adolescent, du père qui apprend et surveille à la mère et aux sœurs qui font office de modèle. L'éducation artistique initiale de Picasso s'accomplit à Málaga, la Corogne et Barcelone selon les affections de son père dans les écoles des beaux-arts, et finit à Madrid. L'élève est d'une habileté hors du commun mais il connaît ses limites. Picasso accumule les exercices de style, il copie les maîtres. Jusqu'en 1899, il semble n'avoir d'autre but que le perfectionnement technique et l'adoption des formules et des sujets conventionnels. A ce moment, Madrid est loin de l'émulation artistique de Paris, de Vienne (Klimt), de Munich, de Berlin (Corinth).
Picasso va comprendre que cette première éducation ne le prépare qu'à une carrière sans éclat dans son pays. Commencera alors, à partir de 1899, l'éducation moderne, quand il s'installe à Barcelone. Picasso s'instruit alors par lui-même et en compagnie d'autres très jeunes artistes. Mais dans la limite des connaissances accessibles à Barcelone avant qu'un premier voyage à Paris, en 1900, ne permette une mise à jour plus complète. Picasso fréquente le café Els Quatre Gats, il y exécute des portraits.

C'est une méthode : il étudie et assimile les solutions picturales néo et post impressionnistes (il reprend de façon quasi littérale le style de Degas mais aussi celui de Toulouse-Lautrec), tous les artistes de cette époque (Matisse, Derain, Van Dongen) ont recours à ce procédé. Picasso veut posséder ces références picturales (Van Gogh aussi, Fantin-Latour pour l'impressionnisme, Cézanne). C'est bien plus qu'une imprégnation de différents styles mais une exploration systématique des différentes solutions picturales modernes. Il dispose alors d'autant d'œuvres et de témoins que nécessaire pour amplifier son expérience. Il s'agit de vérifier comment ça se fait et si ça marche. Cela suppose d'abandonner pour un temps le souci d'une expression personnelle singulière, avec l'espoir que celle-ci naîtra de la pratique et de la confrontation des différents styles de la modernité parisienne. C'est, en fait, une véritable stratégie de création : il s'agit de connaître l'environnement contemporain, de mesurer les forces en présence avant de mener campagne.


La question de la modernité chez Picasso se pose par rapport aux moyens de sa peinture, Picasso ne s'interroge pas sur ses fins tant celles-ci s'imposent comme des évidences. Le « peintre de la vie moderne » l'est parce qu'il trouve la manière la plus adéquate de représenter le monde. A ce moment-là, la perception qu'il a du monde se précipite dans une forme picturale que l'on a longtemps nommé « période bleue ». Cette période repose sur un certain rapport avec l'art du moment et l'histoire de l'art et plus encore avec des réactions intimes et des convictions morales et politiques. Dans la seconde moitié de 1901, Picasso cesse d'explorer les références et les contours sinueux et continus, une présence visible du dessin sur la toile, une réduction de la variété et de l'intensité des couleurs, dominés par le bleu, l'emportent. Et cela jusqu'en 1904. Cet ascétisme pictural donne l'impression d'un art pauvre. Et la pauvreté est justement le thème obsessionnel de ces toiles. L'iconographie porte la marque de la pauvreté (El loco).





El loco / El Foll, dessin, 1904


L'obsession du malheur s'empare de l'œuvre. Et Picasso se dégage ainsi de ses contemporains car nul ne peint ainsi à Paris à ce moment-là. Cela surprend les critiques parisiens qui ne peuvent rapprocher Picasso d'aucuns mouvements. A 21 ans, il ne cherche pas à se rapprocher d'un groupe mais prend le risque de priver ceux qui prennent connaissance de ses travaux de tout repère. C'est aux artistes, aux collectionneurs de se situer par rapport à lui. Le naturalisme des toiles de Picasso est moins présent chez les autres peintres que dans les livres des romanciers (Zola, Huysmans…). Chez Monet, Renoir, Pissarro, Gauguin, le thème de la pauvreté est tout simplement absent. Mais, en traitant de la pauvreté, c’est aussi l’aveu de la propre situation du peintre qui ne vend ses peintures qu’à bas prix. Des éléments caractérisent non un anarchisme d'action mais un ensemble de convictions, la certitude que la société bourgeoise et capitaliste n'est pas « habitable ».

Mais au même moment, de quoi et de qui parle dans la critique d'art parisienne curieuse de nouveautés ? On ne parle pas de Picasso, non par oubli mais parce que le peintre refuse de présenter ses œuvres aux Indépendants ou au Salon d'Automne. Dans son art, en 1905, Picasso paraît très peu préoccupé par les sujets et les références qui obsèdent ses contemporains, il est indifférent au néo-impressionnisme comme à Cézanne.




Les Demoiselles d'Avignon, peinture à l'huile, 1907


Pourtant, jusqu'à la fin de l'été 1907, Picasso tire les conséquences de ce qui s'est produit au cours du travail sur les Demoiselles : la plastique du schématisme géométrique et les stries. Les hachures colorées et la géométrie envahissent simultanément les études de nus. Par des voies différentes, les œuvres de Cézanne et de Picasso en sont venues à faire de la géométrie volumétrique un élément décisif de leur peinture. Plus que des procédés picturaux, Picasso a retenu de Cézanne que celui-ci s'est dégagé de la représentation réelle pour concevoir ses œuvres : traiter les formes naturelles par le cylindre et le cube appartient à l'exercice d'une liberté et d'une autorité plus grandes.

Le cubisme ou le processus de l'inconnu

Le mode opératoire, qu'on appelle à partir de 1909 le cubisme (Picasso a toujours réfuté qu'il puisse y avoir un art définitivement nommé « cubisme ») procède par expérience sur le papier et la toile avec des modifications constantes d'un état à l'autre de la formulation plastique : « A mon avis, chercher ne signifie rien en peinture. Ce qui compte, c'est trouver (…) Ce qui compte, c'est ce qu'on fait, et non ce qu'on avait l'intention de faire. » La figure du peintre se rapproche plus alors du savant ou de l'ingénieur que celle du visionnaire. La peinture de Picasso, en 1910-1911, confine peut-être à l'abstraction (comme l'absence de tout indice qui engendre la représentation ou du moins la désignation d'un objet du monde réel).

INVENTER DES CODES NOUVEAUX

Dans Souvenir du Havre peinte en 1912 où l’on trouve de nombreux éléments scripturaux et picturaux, Picasso s'éloigne alors de la phase expérimentale précédente. L'introduction des lettres et des mots comme mode de direct de désignation des objets est une manière de réintroduire ces objets dans l'œuvre. Picasso explore et étend les ressources des lettrages (journal, étiquettes, affiches). Au regardeur, il n'est plus demandé de simplement reconnaître en se fondant sur son expérience quotidienne des objets mais d'identifier les différentes composantes d'une analyse et de les associer. Introduire des lettres permet aussi de se saisir d'un moyen devenu commun (l'affiche), prendre acte des modifications du paysage urbain, conjuguer modernité de la société et modernité de l'art. C'est aussi l'inscription dans une société de plus en plus industrielle. C'est le monde du capitalisme qui prend forme. Les écrivains français (Zola, Flaubert, Huysmans…) ont écrit cette histoire mais leurs contemporains peintres ont préféré l'impressionnisme. Le travail artistique de Picasso arrache les objets à la production industrielle.


Souvenir du Havre, 1912


TENIR TOUS LES STYLES DANS SA MAIN

La situation de Picasso, en 1920 comme en 1914 et comme bien plus tard, a ceci de remarquable qu'elle intéresse des publics absolument étrangers les uns aux autres : les quotidiens, la grande presse, les marchands, les collectionneurs privés et les conservateurs (à l'exception des français jusqu'en 1945), les jeunes artistes. C’est une première pour la figure de l'artiste au 20ème siècle, à l'âge médiatique.

Le nouveau monde

En 1913, Le Sacre du Printemps rend célèbres Cocteau, les Ballets russes, Stravinsky et Diaghilev… Ce milieu a peu en commun avec celui de Picasso. Mais Cocteau obtient que Diaghilev vienne rencontrer Picasso. Si Picasso accepte de participer au projet, ce n'est pas pour se créer une position dominante qu'il a déjà mais peut-être pour renouveler le dispositif social et médiatique qui l'environnait jusqu'en 1914 et dont les protagonistes lui font désormais défaut (Braque, Derain, Apollinaire sont partis à la guerre). Puis la femme avec qui il partageait sa vie, Eva, meurt en 1915, l'effondrement est complet. La représentation scandaleuse de Parade, le 18 mai 1917 marque le succès de ce nouveau réseau artistique et amical. C'est une métamorphose sociale : les séditieux et incompris d'avant 1914 sont en passe de devenir les maîtres du jeu artistique et intellectuel.
Picasso est célèbre et riche, il a une belle femme (la danseuse Olga Khokhlova) et de belles relations. Est-il mieux compris pour autant ? Il continue à utiliser simultanément différents modes graphiques et chromatiques. La réduction des détails physionomiques peut aller jusqu'au profil anguleux (Joueur de guitare, 1916).




Joueur de guitare, 1918


Logique et extension du « sur-réalisme »
Ce que la critique et la presse retiennent, c'est que Picasso aurait lâché le cubisme et serait revenu à une figuration enfin à nouveau accessible à tous parce qu'enfin imitative : celle de ses portraits. Il est vite tenu que le cubisme n'aura été qu'une phase nécessaire d'ascèse au terme de laquelle l'art français peut enfin revenir à ses vertus ancestrales : l'ordre, la clarté, l'harmonie. Philippe Dagen explique que cette théorie du « retour à l'ordre » en ce qui concerne Picasso joint la méconnaissance au contresens. Ses relations aux maîtres sont bien plus libres et audacieuses, délivrées de tout souci de fidélité et d'orthodoxie. Comme auparavant, il s'approprie, il assimile, il métamorphose. Picasso conçoit selon ce principe unique : la justesse en déployant la diversité de ses procédés.

LAISSER SURGIR LES MONSTRES

En 1921, Picasso a 40 ans et nul mieux que lui n'incarne le grand artiste au plus haut de la notoriété et de la fortune. C'est le succès, la gloire et la belle vie. Ceux qui s'obstinent à honorer en lui le fondateur du cubisme l'agacent, il refuse toute notion d'école et de doctrine en art. Il faut réaliser à quel point la position de Picasso est exceptionnelle, aucun de ces contemporains ne sauraient y prétendre. Dans le passé, quand un artiste était ainsi reconnu, c'était le fait du prince (Michel-Ange, Titien, Rubens). En 1924, c'est la reconnaissance par l'argent et la popularisation par la presse qui seules peuvent métamorphoser un vivant en une star. Mais pour quelle idée puisque telle est la nécessité de Picasso ? Picasso ne craindra pas de prendre des risques.
Dans « Surréalisme et la peinture », publié en 1928 par la N.R.F., André Breton (1896-1966), poète et théoricien du surréalisme, précise la position du mouvement à l'égard de l'expression plastique. Il y explique le cubisme non en des termes uniquement formels mais l'identifie comme le moment où la servitude de l'imitation a été rompue et comme celui où Picasso a commencé à ne se fier qu'à son « esprit » : « Le surréalisme, s'il tient à s'assigner une ligne morale de conduite, n'a qu'à en passer par où Picasso en a passé et en passera encore. » Ce qui importe, c'est la marge de liberté qui sépare l'artiste de l'imitation et l'expression de la « vie propre » de l'esprit.


« Je voudrais arriver à ce qu'on ne voie jamais comment mon tableau a été fait. Qu'est-ce que cela peut- faire ? Ce que je souhaite, c'est que de mon tableau se dégage uniquement l'émotion. »


L'art picassien, à partir du milieu des années 20, se fait de plus en plus autobiographique, de plus en plus intime. L'homogénéité tient à l'omniprésence du motif féminin. Leur prolifération va de pair avec une variété de solutions plastiques. Le Baiser reprend le schéma du couple s'étreignant que Picasso a traité à ses débuts : les surfaces ont des contours courbes, parfois sinueux. La charge érotique se donne libre cours.



Le Baiser, 1925


Le surgissement d'un mode d'expression nouveau est indissociable d'une nouvelle idée. Picasso donne ainsi des formes reconnaissables, impossibles à confondre entre elles, à des émotions, des forces… à des principes qui sont ceux que la psychanalyse freudienne nomme Eros et Thanatos. C'est ainsi que le groupe de la revue Documents comprend l'art de Picasso : donner naissance à des figures tout à la fois éloignées de toute ressemblance humaine et néanmoins naturelles et douées de vie, de la vie des forces psychiques et symboliques. Picasso est l'inventeur de figures mythiques nouvelles pour un monde qui se croit rationnel et raisonnable et dont il sait que ce n'est qu'une apparence de la civilisation moderne sur une humanité ni plus ni moins archaïque dans ses passions. La fonction de Picasso, artistique, intellectuelle, morale et politique, est de leur « donner forme ». Telle est la fonction de l'art.

« Picasso », Philippe Dagen, Editions Hazan, 140€

jeudi 20 novembre 2008

« Upside down » : Voyage au Grand Nord

Upside down, ou, en Français, sens dessus dessous. Soit l’effet que peut produire une arrivée au pôle Nord pour un habitant de nos douces latitudes : du blanc à perte de vue, des jours et des nuits continus… Le quai Branly propose une telle immersion, jusqu’au 11 janvier 2009.

Le terme « Esquimau » désigne les peuples contemporains de la région arctique soit les Yup’ik du littoral de Sibérie et d’Alaska, et les Inuits de l’Arctique canadien et du Groënland. Pour les Inuits, le terme est péjoratif, aussi ces derniers ne l’utilisent pas. Les Yup’ik ne sont pas de cet avis et utilisent cette appelation pour désigner toutes les cultures Yup’ik en opposition aux Inuits.



Masque du Caribou-Morse. Crédit photo : Quai Branly.

Quoiqu’il en soit, l’exposition n’est pas simplement un voyage en « pays esquimau », puisqu’outre de magnifiques masques Yup’Ik, sont présentés des objets de peuples arctiques non contemporains, parmi lesquels les Dorsetiens (1000 av JC-140 -ap. JC). Amulettes, armes, ou bijoux, plusieurs de ces œuvres n’avaient jusque là jamais quitté leur région d’origine. Ces objets, à peine restaurés car très bien conservés dans la glace, sont dans leur majorité de petites tailles, parfois plus petits et bien plus menus qu’une phalange : ils devaient pouvoir être transportés par des peuples nomades et maniés dans les mains des chamanes qui invoquaient les esprits. Or, chez des peuples dont la préoccupation première est la survie, la chasse est au cœur de la religion chamanique et au cœur de l’art…


Car si les peuples arctiques sont divers, il est un mythe qui se raconte dans tous les igloos : le mythe de Sedna. Les versions du mythe sont divers, en voici une : Sedna était une jeune fille qui éconduisait tous ses soupirants, jusqu’à ce qu’elle rencontre un beau prince qu’elle décide de suivre. Mais arrivé chez lui, le beau jeune homme se révèle être celui qu’il est vraiment : un chien cruel qui va martyriser la jeune fille jusqu’à l’attacher à une corde. Les parents de Sedna qui, de leur côté s’inquiètent, décident de retrouver leur fille. Partis en kayak, ils finissent par retrouver la lointaine île sur laquelle vit la malheureuse fille. Mais pour l’occasion, le chien a repris sa forme et détaché Sedna qui, rapide comme l’éclair, va profiter de l’occasion pour se jeter dans le kayak de ses parents. Le cruel prince va alors prendre la forme d’un oiseau, retrouver le bateau et menacer les géniteurs de son épouse de les tuer s’ils ne rendent pas Sedna. Pragmatique, le père jette alors sa fille par-dessus bord. Elle réussit à s’accrocher à la barque mais il lui coupe les premières phalanges. Elle se raccroche une deuxième fois, il lui coupe les deuxièmes phalanges, une troisième fois, et perd ses troisièmes phalanges. Opiniâtre, la jeune fille se pend par les coudes, mais cette fois son père lui crève l’œil avec sa pagaie. Elle coule alors au fond de la mer. Ses trois phalanges vont devenir le phoque, la baleine et le morse. Quant à Sedna, elle va, du fond des mers, régner sur les créatures aquatiques. Elle envoie certaines d’entre elles se faire tuer par les chasseurs respectant les risques adéquats.


Dans l’exposition, aucun panneau n’explique ce mythe, aucun signet ne présente les différents objets présentés. Le commissaire et chercheur Edmund Carpenter a préféré offrir aux visiteurs une « expérience sensorielle » plutôt qu’intellectuelle : point de références donc (si ce n’est le précieux guide d’accompagnement de l’exposition) mais un environnement froid et blanc, des bruits de pas dans la neige et des vitres comme de la glace. Ce parti pris se jusitifie notamment par le peu d’informations dont les scientifiques disposent sur les peuples arctiques (hormis nos contemporains Yup’ik). La plupart des explications fournies par les conférenciers sont en fait des hypothèses de chercheurs. Il n’empêche que la visite avec ces derniers devient passionnante : l’ours en ivoire couché et strié devient la représentation de l’esprit de l’ours (qui plane au dessus des hommes) utilisé par le chaman ; le papillon sculpté et troué est le bout d’une flèche, « objet ailé » qui permet non seulement de stabiliser le vol de l’arme mais aussi, par sa beauté, de rendre les hommages nécessaires à l’animal qui va être tué.


Figurine féminine Okvik avec cercles concentriques, crédit photo : Musée du Quai Branly


Une exposition à voir donc, mais couvert et en s’assurant de la présence ou non d’un conférencier (gratuit sans réservations un samedi sur deux de 15h à 16h renseignements au 01 56 61 79 00).

Upside down-Les Arctiques, Musée du Quai Branly, galerie-jardin du Musée. Catalogue Quai Branly/RMN, 256 p., 45 €. Tél. : 01 56 61 70 00 jusqu’au 11 janvier 2009, métro Pont de l'Alma, ouvert de 11h à 19h sauf le lundi (fermé) et nocturnes les jeudi, vendredi et samedi jusqu'à 21h.

Sources pour cet article : outre les documents du musée et les propos de la conférencière, la magnifique "doc" de Claire sur l'ouvrage de l'exposition. Thanks !

mardi 18 novembre 2008

Enfant, autorité, éducation: Ce qu'en pense Mme Dolto

« L’enfant roi » au centre de la famille, les parents « gâteaux »…. Françoise Dolto (1908-1988) serait à l’origine de tous ces maux ? Petit retour la pensée de la psychanalyste afin de faire la part des choses entre ce qui a vraiment été dit par la praticienne et les thèses qui lui ont été attribuées.

Le désir de communication
Parler aux enfants
« Je suis Madame Dolto, je suis psychanalyste et je dis la vérité aux enfants ». Dans son Dictionnaire raisonné de l’œuvre de F. Dolto, Michel H. Ledoux retranscrit certains des propos de la psychanalyste aux enfants qu’elle consultait : « Viens, viens dessiner ton malheur » ; « Est –ce que c’était bien que tu sois née ? », « C’est très dur d’être bébé quand on est intelligent ! » (le bébé avait 10 mois) : là est résumé le fondement de la pensée de Dolto vis-à-vis des enfants. « On parle des enfants, on ne parle pas aux enfants », or ces derniers sont des sujets à qui l’on peut parler, à qui l’on doit parler. Même les plus petits bébés, ont pour Dolto, « besoin de conversation ».
Y compris aux bébés…
Comprennent-ils pour autant ? La praticienne donne souvent l’exemple d’un bébé anorexique de 15 jours à qui elle aurait dit : « Si tu comprends que je te parle, tourne ta tête vers moi »… Et le nourrisson, très faible, aurait tourné la tête… Au-delà de ce cas extraordinaire, et peut-être fortuit, la psychanalyste estime que sans comprendre tout ce qui lui est dit, l’enfant en a « l’entendement », une perception qui se situerait entre l’entente et la compréhension : le son de la voix, le ton de cette dernière, les circonstances dans lesquelles les propos sont émis sont autant d’indices qui lui permettraient « d’intuitionner » ce qu’on veut lui dire.


Frustrer les désirs... mais parler
Comme tout être humain, l’enfant a des besoins et des désirs. Si les besoins, qui se rapportent au corps, à la survie psychologique, doivent être assouvis, les désirs, insatiables ne peuvent l’être, et d’ailleurs, ne doivent pas l’être. Certes un minimum de plaisir est nécessaire pour vivre, mais les désirs étant moteurs, sources de créativité, il serait mortifère de les satisfaire.
Pour pouvoir se développer, l’enfant subit plusieurs « castrations » qui, par la suite, le « vitaliseront », seront source d'humanisation (cf la sublimation de Freud). Castration des castrations, la naissance. Puis vient la « castration orale » qui correspond à la période du sevrage, soit le moment où la mère ne donne plus le sein à l’enfant, et la « castration anale » c'est-à-dire le moment où l’enfant devient autonome pour ce qui est de l’entretien de son corps (excréments, habillage, motricité, etc). Chaque « castration », qui est, pour l’enfant, frustration d’un désir, doit être accompagnée de paroles, ou plutôt, elle Doit être parole : «Tu es grand maintenant ».... D’ailleurs, en un sens, l’enfant qui aurait voulu le sein de la mère, la petite fille qui aurait aimé être mariée à son père, va être comblé(e), car, selon Dolto, dont la pensée est éminément spiritualiste, le désir chez l’Homme est avant tout « désir de communication », de rencontre d’autrui.


Le couple mère/enfant (dyade)…
Le bébé entièrement dépendant de sa mère
Les premiers mois de sa vie, l’enfant est collé à sa mère (que ce soit sa mère génitale ou sa nourrice). Il est dépendant d’elle en tout, jusque dans son sentiment d’exister : lié à elle, n’ayant pas réellement conscience des contours de son corps, il se croit « elle » ou croit qu’elle est lui (« co-être »). Selon ses perceptions (son « schéma corporel » dirait Dolto), sa bouche est le sein de la mère ; l’un n’existant pas sans l’autre durant les premières semaines. Si la mère s’absente trop longtemps, le bébé sera complètement perdu, ou plutôt, ayant perdu son « co-être », il ne sera plus.

« Ménager les transitions » lors des séparations
A l’écoute des émissions de France Inter « Lorsque l’enfant paraît » (1976-1977) durant lesquelles, de manière hebdomadaire, la praticienne (alors retraitée) répondait aux questions de lecteurs, on est surpris d’entendre combien Mme Dolto, médecin psychanalyste « dédramatise » (dédramatisation d’autant plus nécessaire que la nervosité de la mère est ressentie par l’enfant). Toutefois, il est un sujet sur lequel, l'analyste n’hésite pas à dire qu’il est « grave » : celui de la séparation mère/enfant. Etant donné que l’enfant ne se sait être que par sa mère, cette dernière ne doit pas, jusqu’à ce qu’il ait 6 mois (d’autres fois la psychanalyste va jusqu’à 9/10 mois), le quitter trop longuement à moins que son départ ne soit éxigé par des questions « très importantes ». Et si la mère quitte son bébé, elle doit faire en sorte que les « médiations » soient faites : elle doit discuter devant son enfant avec l’ami(e) chez qui elle le dépose, « faire se croiser leurs voix », de façon à lui démontrer qu’elle le laisse en terrain connu, qu’elle ne l’abandonne pas ; elle doit aussi lui laisser un linge marqué par son odeur. Ainsi, l’enfant pourra bénéficier d’une certaine continuité dans son être ("mêmeté d'être").
Par la suite, pour permettre une saine entrée à l’école, Mme Dolto proposait que, par la loi, il soit permis aux parents d’arriver une heure en retard au travail pour accompagner leur enfant le jour de se première rentrée.


Vers plus d’autonomie
Et le père ?
Exclu de la dyade, le père n’en a pas moins une fonction vitale dans le développement de l’enfant. C’est –chez Dolto comme dans la tradition psychanalytique-, le castrateur, celui qui sépare la mère de son enfant, et par se faire qui va, en l’autonomisant, « humaniser » l’enfant. Sans lui (qu’il soit ou non le géniteur ) et sans ses dires, la mère risque de « cannibaliser » son bébé. Plus qu’une personne tiers dans la relation, le père est le représentant du désir de la mère. Par lui, l’enfant comprend que sa mère ne pense pas qu’à lui, qu’il n’est pas le centre de la famille (et plus tard, qu’il devra vivre sa propre vie).
Aussi, au cours de ses émissions, Dolto ne cesse d’insister sur la nécessité pour le couple de se montrer comme tel devant l’enfant, de montrer à ce dernier qu'ilest exclu de cette relation privilégiée. Dans les exemples de la psychanalyste, c’est souvent, le père qui, au moment du coucher, va dire « c’est ma femme, laisse nous tranquille maintenant, va dans ta chambre » (la chambre de(s) enfant(s) n’est pas celle du couple, ou du moins dans les premiers mois, une séparation doit être aménagée dans la pièce).
Lorsque l’enfant n’a pas connu son père, Françoise Dolto insiste sur la nécessité pour la mère d’informer son fils/sa fille de son existence et du rôle qu’il a joué « Si ton père n’avait pas été là, tu ne serais pas né… » L’enfant doit être tenu au courant de la scène primitive et pouvoir s’inscrire dans une lignée : ce n’est pas un objet purement maternel, simple produit du placenta.

L’Autonomie : finalité de l’éducation
Pour rendre leur enfant autonome, les parents doivent justement le considérer comme un être autonome. Si ce dernier doit se sentir exclu du couple, à l’inverse, les parents ne doivent pas avoir besoin d’un enfant pour exister, ils ne doivent pas prendre ses désirs pour leurs désirs. La psychanalyste estime qu’il doit être laissé à l’enfant la liberté d’expérimenter, de toucher les objets, etc. tout ceci bien sûr dans un « espace de sécurité ».
Des règles à respecter (exemple de la Maison Verte)
Cette autonomie octroyée à l’enfant n’exclut pas les règles. Ainsi, dans la « Maison Verte », maison créée pas Dolto en 1979 dans le 15e arrondissement et destinée à l’accueil des 0/3 ans, [lieu voulu pour que « l’enfant serait accueilli en première personne », que puisse y être détectés les « éventuels flottements », manques d'auorité qui pourraient être pathogènes, et surtout pour que les « mamans fatiguées » puissent récupérer], les enfants se voient opposer deux règles, deux interdits majeurs. L’espace des plus petits est séparé des autres par une ligne rouge marquée au sol que les enfants ne doivent absolument pas franchir en camion à roulette. Le cas échéant, les petits ne seraient pas en sécurité dans leur pièce. Par ailleurs, les enfants ne doivent absolument pas jouer aux jeux d’eaux sans tablier. Ces deux règles, qui rendent possible la vie en collectivité, permettent aussi aux accueillants d’identifier les parents peu enclins à frustrer leurs enfants. L’équipe va alors les aider à tenir leur rapport à la loi et à l’autorité.

Dolto, mère de « l’enfant roi »?
Ce qui laisse à le penser
Chez Dolto, l’autonomisation de l’enfant implique des libertés qui lui sont octroyées : comme celle de choisir ses habits, de pouvoir être libre de l’heure du coucher du moment où les parents sont laissés tranquilles (quitte à ce que l’enfant s’endorme sur un tapis)… Lors d’une émission de Lorsque l’enfant paraît, Mme Dolto répond à une mère, qui se plaint d’un enfant qui ne veut plus rien manger, que cette étape est normale dans la vie de l’enfant et que la mère doit simplement mettre à disposition de son fils(lle) une boîte de gâteaux secs dans laquelle il ira piocher, et qu’ensuite, naturellement, il reviendra naturellement à table.
Autre exemple qui a pù laisser à penser que Mme Dolto était la « mère de l’enfant roi » : l’Ecole de la Neuville créée en 1973 et que Dolto n’a pas véritablement initiée mais qu’elle a (activement) parrainée. Dans cet école hors-contrat, les élèves, des internes, participent au projet pédagogique de l’école, décident des règlements et acceptent les nouveaux-venus, l’idée étant, encore une fois, de les rendre autonomes et de les initier à la vie en collectivité tout leur permettant de développer leur créativité…
De la nécessité de recontextualiser
Pour comprendre les propos de Dolto, son insistance sur l’enfant « sujet », il est nécessaire de revenir sur l’histoire propre de Dolto (cf notre article sur sa vie), sur l’époque durant laquelle elle a forgé sa pensée et enfin sur ses sujets d’études (au départ des enfants souffrant pour la plupart d'importantes pathologies). Lorsque Dolto était petite-fille, les enfants ne parlaient pas à table si ce n’est pour répondre aux questions. « On ne parle pas aux enfants » remarquait la psychanalyste : rien n’était expliqué aux petits, et encore moins la sexualité.
L’absence de communication au sein des familles n’est pas, pour Dolto, un fait ancien, « Autrefois, il y avait toujours dans les familles de la parole qui circulait. Et actuellement, de moins en moins la parole circule ; probablement à cause de la radio et de la télévision qui accaparent les parents et qui les distraient de la conversation familiale » explique-t-elle dans un entretien à Téléciné. Et plus loin, à propos de l’ampleur de la demande vis-à-vis de son émission sur France Inter « [Je l’explique] à ce que les parents ne savaient pas du tout qu’un enfant a besoin d’entendre parler de tout. Autrefois, ca se faisait de manière inconsciente du fait qu’il y avait beaucoup de personnes à la maison et que, finalement, si ce n’était pas les parents qui parlaient directement à l’enfant, il y avait là quelqu’un : une grand-mère, un grand-père… […] IL ne se cachait que des choses que les parents voulaient cacher. Et actuellement, ce ne sont pas les choses que les parents veulent cacher qui sont cachées, c’est l’histoire de l’enfant qui est cachée. Il est comme un objet qu’on mène par ici, qu’on mène par là… »
« A l’ère de la société de consommation qui va dans le sens du moi-je, […] de l’immédiateté et de l’individualisme, il ne faut pas que l’éducation exacerbe cet hypertrophie du moi »
recommande Didier Pleux, docteur en psychologie du développement, psychologue et clinicien et psychothérapeute, (Le Monde de l’éducation). Le spécialiste précise que si Dolto a permis « de mettre un terme à une éducation traditionnelle qui niait la singularité de l’enfant », il n‘est plus guère possible, hormis pour les 5% d’enfants reçus qui sont introvertis et inhibés, de faire du « Dolto » en consultation : les enfants que le clinicien reçoit viennent « plutôt avec un narcissisme exacerbé (qu’inhibé) ».

A lire, à voire, à écouter :

Lorsque l’enfant paraît (émissions de France Inter), anthologie radiophonique, France Inter, et Ina.
Coffret Dolto de MK2 :(Sorti le 28/08/08) n°1 : « Dolto par Dolto » (biographie), n°2 : « Dolto psychanalyste » (passionnant entretien de la psychanalyste avec Jean-Pierre Winter dans lequel elle explique sa pensée) n°3 : « Dolto citoyenne » (sur la Maison Verte et l’Ecole de la Neuville), n°4 : « Parole, l’héritage Dolto » (expérience d’enfants passés par l’école de la Neuville)
Dictionnaire raisonné de l’œuvre de Dolto, Michel H Ledoux, ED Désir/Payot, avril 2006.
Le Monde de l'Education, novembre 2006.

« Sombreros », le rêve de Philippe Decouflé

Vous n’y pensez jamais et elle, pourtant ,elle vous suit partout, votre ombre. A coup de jeux de pieds, jeux de mots et jeux d’ombres, le chorégraphe Philippe Decouflé a traqué ces silhouettes qui tournoient et s’allongent… Au théâtre national de Chaillot, jusqu’au 13 décembre, Sombreros allie poésie, humour et magie…

« Je ne me considère pas comme un chorégraphe, j’ai toujours cherché à aller plus loin que la simple danse. J’aime le mélange, à l’image de notre monde de plus en plus métissé. Ce qui m’intéresse, c’est de réunir un geste, une couleur et une lumière, des techniques qui ne sont pas faites a priori pour être mises ensemble… » expliquait Philippe Decouflé à l’occasion de son spectacle, « Sombrero ». La recette décrite s’applique à Sombreros, deuxième version du spectacle créé au Théâtre de Nîmes en octobre 2006.

Tout commence par un duo : un homme en chair et son ombre, derrière, qui, humaine pour l’occasion, le suit à la trace. Belle vision de l’ombre, mais bien manichéenne, incomplète… car qui sait si ces noires figures ne vivent pas leur propre vie dès que les humains sont partis, dès que la nuit tombe ou que le soleil est à midi ? Les ombres chinoises l’illustrent déjà, l’ombre est une illusion : l’ombre d’un arbre n’est pas toujours projetée par un arbre… Bien au contraire, pourquoi ne serait-ce pas l’original qui s’adapterait à son ombre ? Ainsi, chez Decouflé, après avoir été suivis par leurs ombres, les danseurs ondulent au rythme de ces dernières, courent derrière elles. Certaines ombres mènent tout simplement leurs propres vies, s’associant entre elles plutôt qu’à des objets réels : François et Françoise par exemple, « sombres héros » du spectacle, s’aiment et se recherchent en tous coins de la terre.

Dans cette folle épopée, point de carte pour avancer, en revanche, la langue doit être bien pendue : comme un inconscient, une ombre est très sombre et, pour l’explorer, jeux de mots et associations d’idées sont recommandés ; comme un inconscient, une ombre peut vivre un enchaînement d’aventures improbables : après-midi sur la plage et ballade en pays mexicain, partie de ski-nautique et folle course-poursuite… Faite au départ d’entrechats et d’une pureté poétique, la scène va donc peu à peu se peupler : humoristes, baigneurs et cowboys vont y ramener leurs maracas et leurs chevaux, trimbaler avec eux, leurs ombres au sol ou sur écran aux rythmes des musique de Brian Eno, Béla Bartok, Claude Debussy et Enrico Morricone.

Entre temps, le spectateur a perdu de vue François et Françoise, l’ombre du début et la jolie étoile blanche, mais comme dans un rêve, les enchaînements, si absurdes soient-ils, lui paraissent naturels. Certes certaines vidéos ont pu lui paraître un peu longues, comme si, ce faisant, le chorégraphe lui prouvait, insistant, qu’il maîtrisait la technique (qui se confond bien souvent pour le spectateur avec de la magie). Il n’empêche, le cinéaste-metteur en scène- régisseur son-lumière reste un danseur, son œuvre en garde une évidente harmonie et une légèreté dans l’élévation… A voir donc !

Chorégraphie de Philippe Decouflé. Musique de Brian Eno Avec Clémence Galliard, Yannick Jory, Sébastien Libolt, Alexandra Naudet, Leïla Pasquier, Aurélia Petit ou Nathalie Hauwelle (en alternance), Christophe Salengro, Olivier Simola, Christophe Waksmann

Sombreros, au Théâtre National de Chaillot, jusqu’au 13 décembre, à 20h30 1 place du Trocadéro, Paris 16e, 01 53 65 30 00, relâche le lundi ainsi que les 23, 25 nov et 7 er 10 dec. 1h30 sans entracte. Moins de 26 ans : 12 euros.


Puis :


Le Volcan, Scène Nationale, Le Havre, du 18 au 20 février 2009
Théâtre National de Nice, du 25 au 27 mars 2009
Scène Nationale de Narbonne, du 1er au 3 avril 2009
Centro Cultural de Belém, Lisbonne, Portugal, les 15 et 16 mai 2009
La Passerelle, Gap, les 26 et 27 mai 2009
Théâtre National de Porto, Portugal, les 3 et 4 juillet 2009.

samedi 15 novembre 2008

Lyrique et émouvant, « L'échange » de Paul Claudel, à la Colline



Marthe attend son mari, Louis Laine, qui a passé la nuit dehors. Le voilà qui débarque, entièrement nu, groggy de sommeil, de volupté et d'histoires inventées. Marthe ne peut que douter de sa fidélité... Une pièce épurée, s'il en est, de Paul Claudel (1868-1955), mise en scène par Yves Beaunesne, au Théâtre de la Colline jusqu'au 14 décembre. Emouvant.



Louis Laine (Jérémie Lippmann) a l'air d'un fou. Aux questions de sa femme, Marthe (Julie Nathan), il répond par des histoires à dormir debout, des contes de crapauds et de poissons ; il répète dans une voix monocorde vouloir être « libre de tout ». Il semblerait d'ailleurs que son désir s'accorde avec celui de son patron, Thomas Pollock Nageoire (Alain Libolt), un riche Américain dont il garde la propriété. M.Pollock, n’a qu’un mot à la bouche: « Faites n'importe quoi, mais faites de la monnaie ! » Pour lui, tout est convertible en dollars, y compris la pauvre Marthe qui le séduit par sa simplicité, sa sagesse en même temps que sa fraîcheur…. ; pour Louis, attirée par la compagne de l'Américain, -une grande dame du monde, une spirituelle, actrice de surcroît (Lechy/Nathalie Richard)-, cet échange est comme une délivrance...


Dans ce court texte en trois actes écrit en 1893, les personnages sont caricaturaux : d’une part Thomas Pollock, les cheveux grisonnants d’un sexagénaire confiant, une « morale » de self-made man, des yeux pleins de dollars et sa compagne, une actrice lunatique, aristocratique à la peau fine et alcoolique finie… De l’autre, Louis Laine, sa trempe et sa chevelure de vagabond et sa charmante, Marthe, une fille de pauvre origine, simple et timide, qui n’aspire qu’à « servir » son mari. Comme à son usage, Paul Claudel est lyrique, mystique, poétique: son texte est scandé des « Oh » des femmes larmoyantes et des hommes fuyants, de ses métaphores organiques évoquant des tourments philosophiques… Sur le règne de l’argent, le dilemme entre mariage et liberté, la fidélité, les femmes (véritables boulets aux pieds des hommes lorsqu’elles les ont épousés), le dramaturge n’hésite pas à insister. Une telle grandiloquence est délicate à mettre en scène, mais justement, en l’accentuant par leur jeu, les acteurs ont su restituer la finesse psychologique du texte de Claudel : la magnifique voix de Julie Nathan rend Marthe touchante à pleurer, les pitreries d’Alain Libolt révèlent la sensibilité de Thomas Pollock...

Plus de caricature donc... comme s’il épluchait un « oignon », le dramaturge dépèce une à une les «enveloppes de la vérité » en même temps que les cœurs de ses personnages. Thomas Pollock est touché par la simplicité de Marthe : le Nouveau Monde, que dénonce Paul Claudel, il fut diplomate à New York puis à Boston lors de l’écriture de cette pièce, pourra être sauvé… L’âme romantique, rimbaldienne de Louis Laine se noie dans ses désirs : avec cet incorrigible catholique qui termine ses incendies en aubes pascales, le Vieux Continent prend des leçons d’Amérique...

Le spectateur n’est pas épargné par cette mise à nu, il a beau être couvert par le noir de la salle, il ne fait, comme le dit l’actrice Lechy lorsqu’elle explique ce qu’est le théâtre à Marthe, que « se regarder lui-même les mains posées sur les genoux ». En toute logique, il termine donc comme Louis Paine, nu comme un ver…

L’Echange, de Paul Claudel, au Théâtre de la Colline, mis en scène par Yves Beaunesne, jusqu’au 14 décembre, 20h30 du mercr-au samedi 20h30, mardi 19h30, dim 15h30, TP : 27 euros, moins de 30 ans : 13 euros, 01 44 62 52 52, 15 rue Malte Brun, Paris 20e, Métro Gambetta.

jeudi 13 novembre 2008

"Crack" de Tristan Jordis

Crack est un roman qui touche plus par sa dimension documentaire que par sa qualité romanesque, il se déroule dans le milieu méconnu du crack dans les quartiers nord-est de Paris. Dès la fin de sa formation, Tristan veut aller sur le terrain et approcher un milieu qu’il ne connaissait pas. Pour autant, les questions soulevées dans le milieu de la drogue sont aussi les siennes : « Un an plus tard, j’ai compris que je cherchais alors la pire catharsis à ma propre volonté d’autodestruction. » (p.16)

De la difficulté de faire un film dans le milieu du crack
C’est un milieu instable où l’on ne peut pas faire confiance aux gens fréquentés. Dès lors le jeune documentariste est confronté au problème de la description d’un milieu plutôt inaccessible : comment transcrire cette réalité qui lui est complètement étrangère ? Les toxicomanes sont les premiers à lui dire que s’il ne fume pas, il ne pourra jamais réellement comprendre. Il opte donc pour la solution qui semble la moins pire, la plus accessible au documentariste : passer du temps avec eux.
Tristan doit s’efforcer à ne pas être compatissant pour faire place à l’objectivité du documentariste mais aussi pour ne pas tomber dans le chantage incessant des toxicomanes. Il doit trouver l’équilibre entre fraterniser pour connaître le milieu opaque de la drogue et tenir la distance suffisante à l’analyse. Cela est d’autant plus difficile que Tristan se trouve le plus affecté par les sordides histoires qu’on lui raconte, les toxicomanes restent plutôt indifférents à la misère de leur vie. Il se pose aussi des problèmes beaucoup plus concrets : il doit faire face au chantage incessant des drogués mais ne pas se montrer trop strict au risque de ne rien pouvoir filmer. Mais il est aussi le seul Blanc dans ce milieu et on le prend régulièrement pour un flic.
Au fur et à mesure de son expérience, Tristan trouve son projet de film dérisoire et impossible. Il envisage alors d’écrire : « Ça n’a pas de sens. Rien de tout cela n’est filmable (…) En même temps, je dois tirer quelque chose de ce matériau. » (p.216)

La réalité du crack « entre le mystère des mythes et un réalisme glacial »
Tristan nourrit une réelle fascination pour le monde des toxicomanes et ne cesse de jongler entre une description réaliste de la misère et une mythification du milieu.
Les témoignages des toxicomanes montrent à quel point leur parcours social a été difficile avant même de connaître la drogue. Et le crack continue de signer le cercle infernal de la misère : ils n’ont pas de domicile, les filles se prostituent, ils connaissent la prison, la déchéance physique et morale. Le pouvoir du crack est justement de faire supporter cette misère en même temps qu’il l’amplifie. Et malgré cette réalité flagrante, il existe une fascination pour la drogue. Il y a une mythologie autour du crack, la rapidité de son addiction et sa puissance de destruction.

Avant tout, ce qui fascine Tristan est l’accès à une vérité interdite que permettrait le crack, il pense que les « trips oniriques » des toxicomanes sont révélateurs d’un monde qui existe. Mais aussi qu’ils vivent plus réellement, c'est-à-dire avec le même système que dans notre société de consommation mais sans l’hypocrisie qui l’accompagne : « Et toujours ces similitudes avec le monde de la surface, limpide, lumineux, empli d’une esthétique mensongère qui oriente les désirs. La même illusion du bonheur, la même dureté sans compassion ni générosité, la même banalité quotidienne. Sauf qu’en bas les masques sont tombés, aucune échappatoire, le spectacle est noir. Tout est consacré à quelques secondes de fulgurance mentale, à l’immédiateté parfaite, au vertige destructeur entre la vie et la mort. » (p.70)
Face à une société de consommation hypocrite, le monde des drogués ne paraît pas moins vrai et cette vie-là fascine Tristan, un monde enchanté où les drogués ont des visions qui s’oppose à notre société désenchantée : « Si on veut vivre fou, parfait, mais qu’on le fasse avec un imaginaire puissant, tu vois, pas avec une pathétique répétition de la daube commerciale.» (p.117)
Mais les premiers à démentir les fantasmes de Tristan sont justement les toxicomanes eux-mêmes. Ils sont dans l’impossibilité de trouver des mots pour décrire cette vérité interdite, la sensation de devenir pleinement soi-même à un très haut degré. C’est cette impossibilité de dire qui rend la drogue mystique. Encore une fois Tristan revient à la réalité : « Par sa nature chimique, cette emprise est dénuée de toute idéologie, de tout prétexte intellectuel, de toute croyance religieuse ; juste un esclavage sauvagement physique. » (p.42)

La communauté des toxicomanes
Les toxicomanes expliquent à Tristan que leur mode de vie, hors de la société est de l’ordre de choix, il n’y a pas chez eux de misérabilisme. Au contraire, ils recherchent plus de responsabilités et d’autonomie. Une certaine communauté existe : les usagers sont arabes ou noirs ; ils sont souvent sans papiers, il existe une géographie de la drogue et de l’organisation de différents territoires dans le Nord-est parisien ; il y a aussi bien sûr une économie autour du crack : les grossistes, les « maudous » (les dealers), les assureurs, les laboratoires, les rabatteurs, les clients et les prix des substances qui fluctuent comme à la Bourse selon l’offre et la demande.
C’est une communauté qui survit hors de la société, les informations qu’ils s’échangent sont le ciment de cette réalité communautaire. Leur mode de vie et leur rapport au temps les maintiennent séparés du monde : pour eux le temps, figé dans la course au kif, n’existe pas alors même que c’est la condition première de l’homme.

Mais leurs tentatives d’organisation dans les squats se révèlent souvent ingérables car c’est la loi du plus fort ou du plus rusé qui règne. Cependant quand un squat perdure, certaines règles semblent s’installer car c’est une petite communauté et côtoyer sans cesse les mêmes personnes oblige à bien se comporter. Le squat est un « contraste caricatural entre le besoin social et les principes égoïstes du plaisir. » (p.240). Les toxicomanes considèrent que leur autonomisation et leur responsabilisation est la solution à leur marginalisation, la possibilité de leur donner une existence sociale.

Le crack est une drogue à part de par la dépendance et la marginalisation qu’elle provoque. La solution serait de considérer les toxicomanes comme tels et d’améliorer leurs conditions de vie pour éviter la marginalisation et le cercle infernal de la misère.

«Crack» Tristan Jordis, Seuil, 19, 90 euros.
Les chiffres-clés de la toxicomanie en Europe, cliquez ici.

mardi 11 novembre 2008

L’enfer de Matignon, de Raphaëlle Bacqué

Pierre Messmer, Raymond Barre, Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Michel Rocard, Edith Cresson, Edouard Balladur, Alain Juppé, Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin… « Ce sont eux qui en parlent le mieux » remarque Raphaëlle Bacqué… Eux qui parlent le mieux du rôle de Premier ministre, coincé, dans « l’enfer de Matignon », entre le Président de la République et leurs ministres, entre la majorité et l’opposition, l’opinion et la presse, responsable de tout devant tous…

Quand le journaliste s’efface derrière le politique...

Sur la couverture de l’ouvrage –rouge, la couleur de l’enfer-, en grosses lettres au dessus du titre, le nom de la journaliste (on n’ose dire de l’auteur), puis des photos des 12 Premiers ministres interrogés, si petites que les visages sont péniblement distingués. Pourtant, dans l’ouvrage, c’est l’inverse qui se produit : la plume de la journaliste est à peine présente, seulement dans l’Introduction et dans les incipit des chapitres ; elle s’efface derrière les témoignages des ex-premiers ministres qui s’ordonnent par thématiques : « La nomination », « Le maniement des Hommes », « Secrets et mensonge », etc. Anecdotes, retours sur soi, analyses, nostalgies ou énervements, comme sur un divan de psychanalyste, les 12 retournent dans leur passé, racontent comment ils ont travaillé, les réformes qu’ils ont menées, ce qui les a fatigué, stressé, énervé...

Du jour au lendemain, Premier ministre...

Bien souvent la fonction de « Premier ministre » leur est tombé dessus : Edouard Balladur, dont les sondages d’opinions étaient bons, l’a appris sans trop de surprise à la télévision ; sept ans auparavant, Laurent Fabius avait lors d'un déjeuner fait savoir au «Président » qu’il réfléchirait à la question... dans l’après-midi, alors qu’il était dans son bureau de secrétaire général de l’Elysée, il l’apprend à la radio. Il n’avait que 37 ans. Quant à Edith Cresson, elle craint cette nomination : Bérégovoy rêve de ce poste depuis 20 ans et la liste des envieux est longue. « Ils seront furieux. » ne cesse-t-elle de répéter à Mitterrand, phrase qui, rétrospectivement, présage effectivement bien de l’avenir… Quelques semaines plus tard, Claude Sarraute écrivait dans Le Monde « J’imagine mal mon Mimi te repoussant du pied, agacé par tes câlineries de femelle en chaleur. »

Témoignages et mauvaise foi (Lionel Jospin est vraiment trop chiant)

Mitterrand protégeait-il Cresson outre-mesure ? Difficile de le savoir… Comme il est difficile de savoir si, dans le gouvernement de Lionel Jospin, l’on discutait aussi « collégialement » que celui-ci ne veut bien le dire ; comme il est difficile de savoir si, ainsi que le prétend de Villepin, « la chevauchée héroïque de Nicolas Sarkozy » n’était qu’une hallucination des médias (parce que le poète avait fait une croix sur son avenir à l'Elysée)… En comparant le discours des uns avec celui des autres, il semblerait que Lionel Jospin et François Fillon soient ceux qui aient le moins coupé avec leur vieille langue de bois. Quand, dans la partie « Stress », Raffarin raconte ses journées en véritables marathons et ses nuits entrecoupés de coups de fils intempestifs (notamment à cause des affaires de résolution d’otages), quand Raymond Barre explique qu'il devait, en plus de tout, accompagner et ramener VGE de l'aéroport (Chirac a mis fin à ce protocole, Lionel Jospin l'en remercie), quand Rocard raconte que des décisions importantes sont prises entre deux portes.., Lionel Jospin explique que la « tâche est passionnante » « et qu’il a plutôt vu l’attrait, la beauté, et même la lourdeur » du métier qui lui a apporté un « sentiment de plénitude »… Monsieur prenait soin de jouer au tennis et son couple n’a pas souffert de la vie à Matignon…

Petit cours de management...

Parfois, histoire de démêler orgueil de mauvaise foi, les affirmations des uns peuvent être recoupées avec les témoignages des autres. Ainsi, lorsqu’Edouard Balladur explique qu’il savait s’organiser, qu’il savait décentraliser … et qu’il prenait même le temps de regarder le journal de 20 heures, le lecteur est renvoyé à l’expérience de (simple) ministre de Fillon : «Edouard Balladur avait sans doute le management des hommes le plus sophistiqué et le plus efficace [comparé à Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin, pour qui Fillon a aussi été ministre]. Il était toujours affable, très disponible pour les membres de son gouvernement […] Il était rare que l’on ne puisse pas, dans la journée, passer une demi-heure, trois quart d’heure, une heure avec lui pour parler de dossiers complexes. Et d’ailleurs, sur cet entretien d’une heure, on passait souvent une demi-heure avec lui à parler d’autres choses ». A la différence (toujours pour notre actuel Premier ministre) Alain Juppé prend des décisions « très tranchées» sans les expliquer (l’intéressé, en bon-homme de dossiers, dit perdre son temps en le faisant) et Jean-Pierre Raffarin donne le « sentiment de ne pas être en mesure de trancher » (lui dit que « Matignon est une machine à arbitrer […] à la hache », le fauteuil de sénateur semble plus moelleux pour ses rondeurs…).


De l'(in)utilité du Premier ministre (et du Président)

Les discours les plus apaisés sont ceux d’Edouard Balladur et de Lionel Jospin. Au management génial et au Président fatigué du ministre Balladur, à la langue de bois acérée de L. Jospin et à la croissance que connaissait la France sous son mandat, bref à ces ingrédients pour une « bonne gouvernance » l'on pourrait ajouter la cohabitation : l’un comme l’autre ne sont empêchés par leur Président respectif, gros bâton dans les roues de Michel Rocard, d’Edith Cresson ou de François Fillon… Presque tous les ex-Premiers ministres s’accordent sur la nécessité de sortir de notre modèle constitutionnel hybride (régime semi-présidentiel) pour adopter un régime entièrement parlementaire (dixit les hommes et femmes de gauche) ou pleinement présidentiel (ceux de droite). Dans ces nouvelles configurations, la question de la nécessité du Premier ministre est annexe : soit celui-ci est réellement le pôle de l’exécutif, et aussi chef de la majorité, [ce qui lui enlève deux épines du pied, le Président et la majorité] (Fabius), soit il ne joue que le rôle du « premier des ministres », de celui qui ne fait que coordonner l’action gouvernementale (Balladur), soit, tout simplement, il disparaît totalement (Cresson, Fillon). Deux des interrogés détournent la question : pour Alain Juppé le problème le plus préoccupant est celui de « l’inflation législative », pour Balladur c’est celui de l’entente entre Premier ministre et Président.

En filigrane, ce dernier est en permanence présent dans l’ouvrage. Hormis dans le cas de Nicolas Sarkozy, c'est une figure assez évanescente, presque aérienne, qui, si elle est enquis de tous les dossiers en conseil des ministres, ne fait qu’à peine tremper les doigts dans le cambouis… Plus exactement, le Président roule au kérosène des sommets internationaux et des grandes représentations diplomatiques, prend soin de placer ses amis aux plus Hautes fonctions de l'Etat, soigne son image monarchique (BGE) et signe des ordonnances (parfois dans le dos de son ministre Rocard). Alain Juppé raconte : « Un jour où c’était particulièrement difficile à Matignon, j’étais dans l’escalier de l’Elysée, après un entretien avec Jacques Chirac. Je venais de quitter le bureau et il m’a lancé : « C’est dur hein ? » J’ai soupiré : « Oui c’est dur ». Et le président a souri : « Vous verrez on est bien mieux ici. » (p 272).
Sales Journalistes !
Haï, aimé, moqué, detesté, respecté, les sentiments du Premier ministre envers son Président restent variable. Mais s'il en est une qui est unanimement detestée, c'est bien la presse. A part quelques rares mieux informées, rien ne saurait la sauver, la presse est ignorante, suiviste, mysogine, hautaine, croit connaître "l'opinion" sans jamais la palper : "Le pire, c'est que la presse vous donne des leçons sur l'opinion, alors que pratiquement aucun journaliste ne fait, comme le font les élus, les permanences et les cafés" note Cresson (p 240), particulièrement remontée contre la profession. "Nos rois aussi avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon" (p 241). Par son ouvrage, par son effacement, par la place laissée au témoignage, tout se passe comme si Raphaëlle Bacqué rachetait la profession : 20 ans, 30 ans après, elle redonne le micro au Politique pour qu'il explique la nécessité de la réforme des retraites, la manière dont on procède de la libération des otages, pourquoi le statut des dockers doit-être réformé et le franc dévalorisé.... Une leçon de politique politicienne et de politique publique.

L’Enfer de Matignon, R. Bacqué, Albin Michel, sept 2008.

L'éducation selon Jean-Baptiste Del Amo

Paris
Gaspard n’a pas vingt ans lorsqu’il débarque à Paris. La ville, « jointure des extrêmes » est le théâtre de ce roman d'apprentissage dans lequel un jeune garçon ne cessera de mettre à rude épreuve sa grande ambition. Il se confrontera la fange de la population mais son ambition le mènera aux salons de la noblesse. Les longues descriptions de ces deux extrêmes nous disent un peu mieux les fossés de cette société à la veille d’une révolution : les pauvres travaillent et dans les domaines les plus éprouvants (le fleuve, les abattoirs..) ou humiliants (la prostitution) quand les nobles s’ennuient : « C’était là leur principale préoccupation, meubler le vide de leurs vies par des salons, des parties de campagne, des dîners fastueux, d’ennuyeuses correspondances » (p.110).
Paris est le personnage principal de ce roman, le narrateur nous dit sa puanteur, l’attrait qu’elle inspire malgré sa violence, l’omniprésence de la mort et sa misère. La ville vit par elle-même et c’est le peuple qui doit s’adapter à elle : la chaleur estivale rend l’odeur encore plus insupportable, à l’automne, les bas instincts des hommes reparaissent avec les premières épidémies puis vient le froid de l’hiver et ceux qui en meurent. La ville se nourrit du charnier qui est en son ventre. Dans cette ville, le Fleuve est une douloureuse et sale blessure.
Néanmoins, le jeune homme arrivant de sa Bretagne reste car la ville représente pour lui les possibilités d’ascension, tout y possible : il exècre la ville quand il n’est rien et croit faire corps avec elle pendant son ascension. La relation qu’entretient Gaspard avec la ville, et encore plus avec le Fleuve, relève de la lutte, elle représente ses tentations, d’ambition, de mort : « Puisqu’il n’était plus rien, puisqu’il était veule et méprisable, devait-il incessamment lutter contre la ville ou se laisser enfin happer par elle, détruire peut-être ? » (p.246).

L’ambition
Les autres sont un obstacle à l'ascension de Gaspard : ses amis lui font perdre le contrôle de sa vie et il déteste ceux qui le ramènent à sa condition première de pauvre, qui l'obligent à se prostituer. Mais il se donne à eux pour satisfaire son ambition. Les hommes sont un moyen, la prostitution et l’abjection sont un mal nécessaire à son ambition. C'est donc aussi lui-même qu'il méprise, Gaspard est effrayé par ce dont il se sent capable : « Il était un individu comme un autre et, dans cette banalité, capable du pire. » (p.134)
La prostitution est un grand pas dans son ambition car elle représente à la fois sa résignation et une profonde métamorphose puisqu’il renonce à lui-même (mais pas à son ambition) : « L’adolescent avait fait place à l’homme aguerri, au désenchantement. » (p.286) Ce mépris de lui-même signera la perte de son humanité qui finira dans un jeu morbide d’automutilation.


« Une éducation libertine »
Deux termes a priori contradictoires car l’éducation que connaîtra Gaspard sous le joug du comte de V. signifie sa libération de toute morale. Avant cela, l’éducation de Gaspard commencera par le savoir, rapidement évoqué, grâce à un instituteur que son père méprisait. C’est la première étape vers la volonté de fuir sa condition.
Puis Etienne de V. voudra faire de Gaspard « un homme complet ». Mais cet être complet dont parle Etienne, quel est-il ? « Un être complet est peut-être celui qui fréquente au cours de sa vie tous ces extrêmes, connaît le monde comme il se connaît lui-même. » (p.170) Il s’agit donc de connaître le monde, de côtoyer les extrêmes et de renoncer à soi-même.
Etienne lui fera côtoyer les extrêmes en lui faisant fréquenter des lieux que la noblesse veut ignorer avant de l’amener au théâtre puis à des dîners. Puis il lui apprendra à ne pas craindre la mort et à oublier toute morale. Il lui dit que plus un homme est conscient de sa nature et plus il est apte à mener le monde. Dans le même ordre d’idées, Gaspard voudrait avoir une vision complète de son existence qui la lui ferait comprendre, c’est un sens à sa vie qu’il recherche.
Cette éducation est longue et Gaspard doit se montrer patient. Cette éducation passera donc par la maîtrise de son corps et celle de son esprit car il sait que cela peut le perdre, il veut trouver « le détachement nécessaire pour exister dans le monde » (p.274).

Mais malgré son ascension, malgré l’homme qu’il est devenu entre les mains d’Etienne, Gaspard restera celui qu’il est, rattrapé par le Fleuve, esprit de la tentation morbide, il sera rattrapé par son désir de mort, par son crime premier. De là, peut-on remettre en cause la possibilité d’une éducation, d’un changement de l’homme, si ce n’est qu’il signifie sa perte ?

"Une éducation libertine" Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 19€

Raoul Dufy, le peintre jouisseur

« Raoul Dufy est plaisir » écrivait la poétesse américaine Gertrude Stein. L’exposition du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, la première dans la capitale depuis 1954, met effectivement en avant, non un peintre du Plaisir, mais des plaisirs : des fêtes, du soleil et des mondanités, un artiste successivement impressionniste, fauve ou cubiste, avant tout coloriste. Jusqu’au 11 janvier 2009.

« Si je pouvais exprimer toute la joie qui est en moi ! » s’exclamait Raoul Dufy. En sachant que le verbe jouir est dérivé du mot latin gaudia, joie, Raoul Dufy pourrait être qualifié de « jouisseur », d’homme qui jouit tant au sens où le mot a été employé jusqu’au XVIe s: - celui qui « accueille, fait fête à »-, que dans ses usages plus modernes -celui qui « possède », puis « tire agrément de »-. Avide de nouveautés, Raoul Dufy a accueilli avec ferveur les grands mouvements picturaux de son temps, quand il n’a pas lui-même participé à leur gestation.
Né au Havre en 1877, le jeune artiste a commencé, sous l’influence d’Eugène Boudin, à peindre ses premiers paysages normands à la manière des impressionnistes. Lors du Salon d’automne de 1905, celui-là même qui marqua le début du mouvement fauve, devant le Luxe, calme et volupté de Matisse, Raoul Dufy a une révélation : «J’ai compris toutes les nouvelles raisons de peindre et le réalisme impressionnisme perdit pour moi son charme […] Je compris tout de suite la nouvelle mécanique picturale ».


Luxe calme et volupté, de Matisse (1904)

Le peintre adopte alors les couleurs des fauves mais conserve ses sujets : les fêtes du 14 juillet, la plage de Saint-Adresse, les jetées endimanchées d’Honfleur, des scènes populaires en somme.
Puis trois ans plus tard, en compagnie de Georges Braque, c’est le Sud qu’il découvre, Martigues, Marseille et l’Estaque. Cette rencontre s’en doublera d’une deuxième, celle des recherches de Paul Cézanne sur le cubisme. Dès lors, tout en conservant les couleurs fauves, Dufy géométrise ses dessins, et, avec Georges Braque, participe au développement de ce mouvement.



Barques à Martigues, Dufy, 1908


A l’Estaque, le peintre ne conserve pour l’essentiel que deux couleurs, le vert et l’ocre, et ses tableaux prennent, d’après ses propres mots, « un tour décoratif, arabesque et transposition ». Des caractéristiques qui feront, a posteriori, de cette série provençale du printemps 1908 une propédeutique à ces travaux futurs, en premiers lieux desquels ses gravures sur bois du Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire. Il faut s’attarder sur ces illustrations, exposées dans une petite pièce carrée. Parce qu’elles sont drôles, et les citations qui les accompagnent charmantes (« Voici la fine sauterelle,/ La nourriture de Saint Jean. /Puissent mes vers comme elle, /Le régal des meilleures gens ») ; et parce que ce fut par elles que le peintre fut remarqué par le couturier Paul Poiret. Les deux hommes fonderont La Petite Usine.

La production de tissus imprimés de Raoul Dufy sera toutefois interrompue par la guerre (1914-1918). Mobilisé, l’artiste met son talent au service de la patrie ; son engagement d’artiste est ainsi théorisé : « Faire des images colorées comme celle d’Epinal, les faits de la guerre de nos soldats indigènes des colonies, de telle sorte qu’il y ait, au mur des cases des maisons des Noirs d’Afrique et des Jaunes d’Asie, un souvenir de leur participation à la Grande guerre ». Ses images d’Epinal seront des cartes postales présentant des uniformes des soldats des troupes, une « Notre Dame de la Chance » ou un coq flambant et victorieux.
Comme il s’était engagé avec ardeur dans « l’effort de guerre », Raoul Dufy accueillit les années folles avec ferveur : il en dessina les robes, en peignit les mondanités, fit du Paris fringuant un magnifique Paravent (1929-1933). « Les tableaux ont débordé de leur cadre pour se continuer sur les robes et sur les murs » clamait le peintre, qui dans le même temps intégrait des motifs de tapisseries dans ses toiles ( cf. L’Atlana). Autre débordement de plus en plus notable chez Dufy : celle de la couleur par rapport à la forme. La seconde ne contient plus la première, une technique qui faisait suite à une expérience visuelle qui avait frappé le peintre : sur le port du Havre, en regardant courir une fillette vêtue d’une robe rouge, il s’était aperçu que l’impression colorée produite par le rouge du vêtement persistait en arrière de la silhouette en mouvement.


Nature morte au violon ; hommage à Bach, 1952


Les sujets des premiers coups de pinceaux, la Normandie et les villages provençaux, sont récupérés, mais représentés de manière plus symbolisée, stylisée. La mer est faite de vaguelettes, les personnages sont de petites silhouettes de maquettes. Pour renouveler son répertoire, le peintre voyage : Nice, Deauville, Rome, la Sicile ou Marrakech, toujours des lieux de plaisirs qu’il dépeint lumineux, colorés, les deux choses étant pour lui indissociables : « Je fais de la couleur l’élément créateur de la lumière ».
Puis, de l’extérieur, des plages des palais et des ruelles encombrées, le pinceau passe à l’intérieur, s’installe derrière les fenêtres, pour mieux admirer les paysages, les confondre avec la chambre… puis pour s’en détacher, se replier dans l’atelier, l’horizon du peintre malade d’arthrite qui doit s’attacher les pinceaux aux doigts pour continuer à peindre. (”Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux, vit la vie, rêve la vie, souffrait la vie.” aurait expliqué Baudelaire ["Les fenêtres", Petits poèmes en prose])
Quelques mois avant sa mort, Raoul Dufy se lance dans sa série des cargos noirs (symbole de ce qui vient le chercher ?). Pour autant, dans le même temps, le peintre de Trente ans ou la vie en rose (1931) continue de peindre le plaisir, celui qui fut celui de sa famille, et le sien : la musique.


La Grille

Ses hommages, Raoul Dufy les a rendu aux arts comme aux industries. Exposé de manière permanente au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, La Fée électricité (1936), fruit d’une commande passée par la Compagnie Parisienne de distribution d’électricité, clôt l’exposition avec « grandeur » : avec ses 600 m², le tableau a longtemps été le plus grand du monde.

Raoul Dufy. Le Plaisir, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 11 janvier 2009, 11 av du Président Wilson, Paris 16e, Métro Alma Monceau ou Iéna, 01 53 67 40 00. mardi ou dim 10h-18h TP : 9 euros, T -26 ans : 3,80 euros. Prévoir au moins deux heures.
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