mercredi 30 septembre 2009

Hommage à Nelly Arcan. Retour sur son dernier roman.

Le 24 septembre dernier, la sulfureuse auteure canadienne se suicide dans son appartement montréalais. En attendant que cette disparition prématurée ne fasse les choux gras de son éditeur (les épreuves de son dernier roman serait en cours de correction), retour sur son dernier roman, « A ciel ouvert », ses thèmes empreints de violence et de souffrance.

Un trio amoureux à Montréal : deux femmes se disputent un même homme. Julie, montréalaise trentenaire, scénariste, vient troubler la vie amoureuse et quelque peu perverse de Rose et Charles, respectivement styliste et photographe. Le narrateur remonte les pensées de chacun des trois personnages et donne progressivement au lecteur toutes les pièces de l’histoire menant à la mort de Charles, annoncée dès les premières pages. Tous ces personnages sont beaux : Rose et Charles travaillent dans le milieu de la mode, Julie veut y consacrer un documentaire. Mais cette beauté est cruelle et tyrannique : quelle souffrance pour Julie de se faire bronzer ! Et Rose va jusqu'à se refaire un sexe pour qu'il convienne à l'homme ! La beauté est purement esthétique : pour les femmes, c’est un nouveau pas vers le contrôle de leur corps, au-delà de l’avortement auquel la chirurgie esthétique est comparée, mais est-ce aussi un pas vers la liberté ? Rose parle d’une nouvelle « burqa vicieuse d’illusionniste, cette poudre aux yeux vendue à fort prix. » (p.156)

La beauté plastique fait du corps féminin un objet dont les parties sont malléables et perfectibles. La beauté fabriquée par la chirurgie esthétique est devenue la nouvelle religion, celle qui permet de régler les problèmes intérieures : « Après l’effondrement des institutions morales et religieuses, après la table rase historique du devoir, du sacrifice, de l’abnégation de soi-même, bref, de l’ordre établi, il ne resterait plus que la beauté pour unir les êtres, et aussi l’argent qui avait tendance à s’accumuler autour des êtres beaux. » (p.157-158). Une religion qui a dépassé la psychanalyse : ce terme n’est jamais prononcé dans le roman mais les troubles de chaque personnage trouvent une explication dans leur enfance, le sexe est érigé comme l’explication de touts les événements (les deux fondamentaux de la psychanalyse freudienne).

Dans ce trio amoureux, l’amour est destructeur et pervers. Julie souffre de blessures amoureuses dont elle ne se débarrassera finalement pas, Rose est obnubilée par son amour pour Charles au point de détruire son corps et les perversités de Charles finissent par le tuer. Julie pense que vivre sans amour est finalement le mieux. Car Reprenant le thème de Eros et Thanatos, l’amour et la mort, autre thème rituel de la psychanalyse) : « ‘Aimer quelqu’un c’est lui donner le pouvoir de vous tuer.’ Dans un couple il y avait toujours un tueur et un tuable, et le tueur tuait toujours malgré lui, sans le vouloir et sans plaisir. Dans un couple le tuable se donnait toujours plus ou moins à tuer, souvent se chargeait lui-même de la tâche, et ce que le tuable ne pouvait supporter n’était pas d’être tué mais de ne pas inspirer à l’autre le goût de tuer. » (p.158)
Le monde romanesque de Nelly Arcan est celui d’individus recroquevillés sur eux-mêmes, n’ayant d’autre souci que leur propre personne. La beauté comme religion vient ajouter à cet individualisme, il n’est plus question que de s’occuper de soi-même. L’individualisme régnant est l'évolution logique de notre société.
"A ciel ouvert" Nelly Arcan, Le Seuil, 20€

samedi 26 septembre 2009

« Mal tiempo » de David Fauquemberg

Mal Tiempo est le nouveau roman de l’écrivain voyageur David Fauquemberg. Cette fois-ci, nous sommes à Cuba, l’île que l’on pénètre si difficilement. Pour aller au cœur de sa chaleur, de ses habitants et de son inertie, il sera question de boxe. Un sport que l’on compare volontiers à la vie : seul sur un ring, nous livrons un combat et seul l’orgueil nous en donne l’envie.

Pourtant, l’auteur nous avertit : empruntant les mots de la poétesse fascinée par la boxe, Joyce Carol Oates, il ne veut pas faire de son roman une métaphore filée de la vie : « La vie, elle, est comme la boxe (…) Mais la boxe est comme la boxe. » dit la poétesse Joyce Carol Oates. Ce ne sera pas le cas dans Mal Tiempo qui ressemble plus à une chronique sportive mais n’en est pas moins un roman psychologique. Peu importe, laquelle est la métaphore de l’autre, la boxe et la vie ont des points communs, « inquiétants ».
La métaphore semble bien inutile pour les boxeurs qui ne vivent que pour cela : leur entraînement est à ce point prenant et les privations exigées sont telles (alcool, filles) qu’elles empêchent une vie ailleurs. La boxe est la vie des boxeurs. Cela est encore plus vrai pour les boxeurs Cubains : amateurs s’entraînant comme des pros, ils veulent gagner même si cela ne leur permet pas d’accéder à une vie meilleure.
Deux boxeurs apparemment opposés : d’un côté, le champion, le talentueux et débutant Yoangel Corto, le Cubain qui aime son île et ne peut en sortir ; de l’autre, le narrateur, trente ans, abandonne le sport sans avoir vraiment réussi à percer, européen, il préfère s'enfermer sur une île, ne sachant pas vraiment comment quitter définitivement la boxe, il suit le prodige Yoangel Corto. Il sait que la boxe est le plus important dans sa vie : « J’avais tourné le dos au plus fort de ma vie. » (p.214).
On se demande aussi qu’elles sont les motivations de Yoangel Corto ; les privations sont telles et les gains de la victoire si pauvres pour les boxeurs cubains. Il n’est pas possible de ne boxer pour rien, de monter seul sur le ring. C’est pourtant dans cet esprit que Yoangel Corto boxe : il ne se bat que pour lui, il ne retire aucune fierté de ses victoires, se laisse difficilement prendre la main par l’arbitre signifiant ainsi sa victoire. Yoangel Corto est seul sur le ring comme il a pu et l’est dans la vie, abandonné par ses parents, moqué et blessé pour cela. Le but de Yoangel, là où il rejoint le narrateur réside dans cette phrase : « Corto était son propre juge, d’un geste, il récusait les autres. Il s’était libéré de l’opinion des hommes. C’était la seule issue, je le comprenais à présent. » (p.275). Il a choisi sa défaite.

L’insulaire Cuba
Pourquoi les boxeurs cubains sont-il les plus forts alors qu’ils boxent dans les plus mauvaises conditions et une perspective bien restreinte ? Cuba, l’île où l’on célèbre encore une révolution qui n’a pas eu lieu : tous les boxeurs sont noirs, les plus pauvres, ceux à qui ne s’offrent pas d’autres perspectives, comme c'est le cas de l’équipe américaine ! Les étrangers sont constamment surveillés, les fonctionnaires doivent savoir où ils résident et pourquoi ils séjournent sur l’île. Quant aux Cubains, ils sont contrôlés car l’on veut éviter la moindre interaction avec les étrangers. A plusieurs reprises, l’on mesure la contrainte que représente l’Etat, imposant une inertie au pays, un manque de perspective à ses habitants. Alors les Cubains se réconfortent comme ils peuvent constatant tout de même que ce n’était pas mieux avant : « La vie n’est pas facile… Mais c’était pire avant » (p.41).
Ce manque de perspective, le sentiment de ne pouvoir s’échapper est à coup sûr renforcer par le fait que Cuba soit une île. Yoangel ne veut pas forcément partir mais de voir le continent pour la première fois, il réalise qu’il est enfermé chez lui. C’est aussi l’image de l’historien cubain pour qui le temps ne passe pas : l’Histoire est terminée (la révolution, les idéologies) mais eux continuent à vivre sans que rien ne se passe.

"Mal Tiempo", David Fauquemberg, Fayard, 18.90€

mercredi 16 septembre 2009

Nicolas Ancion compte les milliards de Lakshmi Mittal

Nicolas Ancion nous avertit, "L'homme qui valait trente-cinq milliards" n'est qu'un roman et les personnages et les actions sont imaginaires, toute ressemblance… On se dit que c’est dommage car c'est bien Lakshmi Mittal, le magnat de la sidérurgie, spécialiste du rachat des industries au bord de la faillite, qu’enlève Richard, jeune artiste du 21ème siècle, évoluant à Lièges, là où l’homme d’affaires a fermé les hauts fourneaux afin de pouvoir distribuer de larges dividendes à ses actionnaires.

A armes égales
Octavio est ouvrier dans les hauts fournaux d’Arcelor Mittal à Lièges ; Lakshmi Mittal est son patron, milliardaire. Pour ce dernier, ses ouvriers ne sont pas des personnes, il ne connaît pas leur ville même s'il la possède, il n’imagine pas leur ville, leur famille, leurs conditions de travail etc. Il ne les connaît pas et n'a aucun scrupule à détruire leur emploi. Il n’imagine pas le nombre de vies sur lesquelles il a le contrôle : « Tu es à Dieu ce que l’aspartame est au sucre. Une merde encore plus terrible, qu’on n’aurait jamais dû engendrer. Tu te rends compte du pouvoir que tu as ? Tu es un des quelques gars qui, à eux seuls, peuvent changer le cours des choses pour des milliers de personnes. » (p.122). Aussi, en organisant l’enlèvement de Mittal, en lui enlevant tous ses garde-fous, Richard crée les conditions où l’ouvrier et son patron pourront parler à armes égales, « entre êtres humains ».

A l’autre bout de la chaîne, l’ouvrier sidérurgiste affronte tous les jours des conditions de travail extrêmement difficiles. Octavio parle d’un enfer qu’il voudrait quitter. Dans cette société de consommation, chaque équipement acquis pour rendre la vie plus douce, l’écran plat, est un barreau de plus ajouté à la prison ouvrière. L’ouvrier se sent à ce point traqué et « fait » dans cette période de crise, que lorsqu’on lui annonce la fermeture de son usine, il ne se voit pas débarrassé d’un travail qu’il exècre. Il se retrouve à se battre pour un boulot qu’il déteste. Mais c'est une absence de considération contre laquelle il se bat. Cette rébellion est de l’ordre de l'orgueil contre un homme qui a fait des promesses, qui a profité des subventions européennes et régionales et ferme une usine, en s’enrichissant.

Avec cet enlèvement, à la violence symbolique, se pose la question de la justice. Richard demande aux ouvriers qu’il a réunis autour de leur patron s’ils veulent lui couper la tête. C’est donc dans ce contexte, et parce que Richard sait qu’il ne sert à rien de couper des têtes, que la lutte des classes est éclipsée par l’art contemporain.

De l’utilité politique de l’art contemporain
Richard imagine une performance pour marquer et se faire remarquer afin d’obtenir une place de professeur mais la portée de son action dépasse son seul intérêt. Richard veut prouver l’utilité politique de l’art contemporain face à la violence du monde professionnel et il veut mener l’art sur la place publique. L’art contemporain peut-il être une réponse à la violence du monde professionnel ? Richard s’inscrit dans une certaine continuité d’artistes : Joseph Beuys, Chris Burden et Spencer Tunick. Ces artistes contemporains en réalisant des œuvres choquantes ou en tout cas qui interpellent, dénoncent la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi le travail de Joseph Beuys est un questionnement sur l’humanisme, l’écologie, de la sociologie, et surtout de l’anthroposophie. Cela le conduit à définir notamment le concept de « sculpture sociale » en tant qu’Œuvre d'art totale, énoncée dans les années 1970 avec « Chaque personne un artiste », par l’exigence d'une concertation créative entre la société et le politique. C’est exactement la volonté de Richard que de donner une force politique à l’art contemporain. L’on pourrait suggérer que l’art permet une distanciation de la réalité et permet donc de ne pas basculer dans une violence réelle. Mais l’art contemporain a sa limite, les médias.

Les médias, plus forts que l'art
La démarche artistique de Richard commence devant un écran de télévision car il veut amener l’art aux gens. En considérant la télévision comme partie prenante de sa performance, il assure à la fois à son œuvre une audience, mais c’est aussi une forme de dénonciation de la domination des médias dans notre vision du monde : « ce n’est pas la réalité mais l’illusion d’un monde » (p.67). Cependant, il sera pris au piège de cette domination médiatique car il devient le sujet télévisuel. Et après le relatif échec de sa performance, c’est vers ces mêmes médias qu’il se tourne. Est-il possible de faire fi des médias ? Et même en tant qu’artiste celui-là même qui est censé avoir ce regard extérieur sur la société ?

Nicolas Ancion, "L'homme qui valait trente-conq milliards", Luc Pire

Titien, Tintoret, Véronèse…, noble rivalité à Venise

Des artistes du 20ème siècle accueillis par Marguerite et Aimé Maeght, passant leurs vacances ensemble à Saint Paul de Vence, il faut faire table rase. De cette amitié artistique, il n’en sera pas question dans la grande exposition qui ouvre la saison du Louvre : "Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise". La rivalité est certes noble, de celle qui permet une saine émulation entre les artistes vénitiens, mais elle n’empêche pas les coups bas. Tant que cela profite à la création artistique comme le constate le peintre et écrivain Carlo Ridolfi, dès le 17ème siècle : « Parce qu’il avait en face de lui Véronèse, Tintoret dut apporter un soin particulier à ces peintures, car la présence d’un rival sert parfois de stimulant, dans la mesure où l’artiste met un point d’honneur à ne pas être surpassé. »

Dans Les Noces de Cana, Véronèse peint la « noble rivalité » vénitienne : selon la tradition, il se serait représenté dans une scène de musique en compagnie de Tintoret, Bassano et Titien, chaque peintre s'exprime avec son instrument tout en s’unissant aux autres dans un concert harmonieux. Cette rivalité dans la peinture du 16ème siècle, conçue comme une saine émulation, est un des facteurs importants de la création artistique. En commençant une nouvelle composition, chaque peintre savait que son œuvre serait jugée en comparaison des tableaux de ses contemporains.

Le régime politique très particulier de la République de Venise et sa structure sociale favorisent grandement la diversité artistique : la présence de nombreuses familles riches, l’importance de l’Eglise en pleine Contre-réforme, le réseau des puissantes confréries (scuole) multiplient les opportunités de travail. Le mécénat entretient une véritable rivalité entre les artistes ; on organise même des concours pour l’attribution des commandes les plus prestigieuses (le décor de la bibliothèque Marciana, de la Scuola di San Rocco et celui de la tribune du Doge dans la Salle du Maggior Consiglio du palais des Doges). Le climat de tension perpétuelle de Venise au 16ème siècle réussissait bien au développement des meilleurs peintres car il les exaltait. Trois peintres de la seconde moitié du 16ème siècle se distinguent par leur talent : Titien, Tintoret et Véronèse.


Les Noces de Cana, Véronèse, 1562-1563, Musée du Louvre

Une rivalité au service de l'art
Employé à la fois par le pape (en 1542, il réalise les portraits de la famille du pape Paul III, les Farnèse) et l’empereur (il reçoit une commande de Charles Quint), Titien avait atteint les sommets du mécénat princier. Au cours de ces années, il était devenu non seulement le plus grand peintre de Venise aux yeux des commanditaires publics et privés, mais aussi celui dont les princes les plus puissants de l’Europe recherchaient les œuvres. Deux rivaux allaient pourtant arriver : le premier et le plus jeune était Tintoret, doté d’une ambition dévorante. D’emblée, il a cherché à s’identifier à la nouvelle manière en vogue dans l’Italie du centre, inspirée par Michel-Ange. Dans Saint Augustin guérissant les infirmes, Tintoret est allé plus loin qu’aucun autre artiste vénitien dans l’adoption du langage pictural du michelangélisme.
Véronèse, quant à lui, a un talent précoce, il avait trouvé sa propre expression avant même d’arriver à Venise. Avec le Retable Giustiniani, Véronèse démontre sa capacité à travailler sur un mode contemporain ancré dans la tradition vénitienne, et flattant l’orgueil de Titien, tout en se démarquant de Tintoret. Ainsi, au milieu des années 1550, une fois Véronèse fermement établi sur la scène vénitienne, les trois rivaux avaient endossé les rôles qui joueraient pendant le reste de leur existence. Tintoret débuta comme challenger de Titien, s’attirant ainsi l’inimitié de ce dernier pour toute sa vie ; mais ils continuèrent malgré tout, à apprendre l’un de l’autre et à emprunter l’un à l’autre. Véronèse, d’abord marqué par les influences de l’Italie centrale autant que Tintoret, s’identifia néanmoins très tôt à Titien.
Tintoret et Véronèse vont ouvrir à partir des années 1550 deux voies très différentes mais également valable à l’art vénitien. Les trois peintres s’étaient imposés sur la scène artistique de Venise comme des artistes chevronnés, la rivalité entre Titien, Tintoret et Véronèse put prendre toute son ampleur au milieu des années 1550, transformant la peinture italienne. Le fait que tous les trois choisirent de rester à Venise pendant la totalité de leur carrière, et ne pas succomber à la tentation sécurisante de vivre dans une cour princière étrangère, suggère qu’ils avaient compris que leur rivalité était la clé de leur perpétuelle créativité.

Au plus audacieux
Considérant les enjeux, il n’est pas surprenant que les choses aient pu s’envenimer, chacun rivalisant de fourberie. Le plus fameux exemple d’intrigue imaginée par un artiste vénitien de la Renaissance remonte à 1564 lors du concours pour le plafond de la Sala dell’Albergo (salle du Conseil) dans la Scuola Grande di San Rocco, une confrérie prestigieuse. Un des membres de la confrérie avait promis une somme bien supérieure que la normale pour la peinture si elle était attribuée à un autre que Tintoret. La tension était donc à son comble lorsque les quatre peintres en compétition viennent présenter leur projet (Tintoret, Véronèse, Salviati, Zuccaro). Alors que c’est le tour de Tintoret, au lieu de dévoiler un dessin comme les autres, il présente une peinture sur une toile achevée et installée à l’emplacement prévu. Le peintre avait sans aucun doute reçu l’aide d’un des membres de la scuola. Cette audace agaça les autres peintres et le reste de la scuola à cause du non respect du protocole. Eloquent, Véronèse expliqua qu’il n’était pas facile de se rendre compte d’une peinture à partir d’un dessin et que la scuola, il l’offrirait à Saint-Roch (thème de la commande), sachant très bien que la scuola était dans l’obligation d’accepter toutes les donations. De cette manière, Tintoret entrava temporairement l’ascension de Véronèse et il obtint d’autres commandes pour l’ornement de cette salle.

Si les mécènes payaient la facture, les artistes, eux, considéraient que leur public le plus important, dans le monde antique comme dans la Venise du 16ème siècle, étaient leurs pairs. Pour que Titien, Tintoret et Véronèse aient pu songer à se propulser individuellement, il fallait qu’ils pussent jouir d’une certaine liberté artistique, choisir leurs sujets et les interpréter à leur guise. Les peintres devaient certainement avoir le droit de refuser certaines commandes et d’en convoiter d’autres particulièrement. Ainsi Titien parvenu à la maturité paraît avoir exercé son libre arbitre à un degré impensable jusqu’alors dans ses relations avec ses mécènes les plus puissants.

Exposition au Musée du Louvre à Paris du 17 septembre 2009 au 4 janvier 2010, organisée en partenariat avec le Museum of Fine Arts de Boston. 86 tableaux répartis en 5 sections.

Catalogue : Titien, Tintoret, Véronèse … Rivalités à Venise, sous la direction de Jean Habert et Vincent Delieuvin, commissaires de l’exposition, conservateurs au département des Peintures, musée du Louvre. Coédition Hazan / Les Editions du Musée du Louvre - 480 p., 42€.

mardi 1 septembre 2009

Je ne dis pas non… d’Iliana Lolic : NON !!!


C’est l’histoire d’une fille qui, parce qu’elle ne savait pas dire non, couchait avec tous les garçons : les emmerdants, les vieux mariés et même les sortis de taule désargentés. Cette fille, qui avait dans son frigo des fleurs en lieu et place du beurre simplement pour l’effet de la lumière du réfrigérateur sur les marguerites, cette fille avait tout de même des principes : tous les matins, elle descendait prendre son petit déjeuner au café du coin…

Et tous les matins, elle y rencontrait le même homme : un écrivain qui trouvait son inspiration dans l’odeur des croissants et les allers-venus des passants. Lui était beau comme un italien (qu’il était), gentil comme un bon père de famille (…) et compréhensif comme un romancier étudiant les siens (…). Autant qu’il en fallait, pour qu’Adèle (c’était son nom) dégage sa mèche rebelle et, avec l’humour et le culot des désespérés, lui raconte sa vie.

Je ne dis pas non, c’était une belle idée, et, dans cette ironique et généreuse insomniaque, beaucoup d’entre nous auraient pu s’y retrouver. Mais Je ne dis pas non est resté une idée, un mauvais manuscrit, de ceux que s’avale Adèle et qu’elle met immédiatement à la poubelle pour leurs dialogues niais, leurs fatiguantes lourdeurs et leurs situations convenues. Du papier à l’écran, le scénario est tout juste devenu un film parisien comme il s’en fait plein où les hommes sont des artistes divorcés et les filles de minces lectrices coincées entre deux Rives. Filles que Sylvie Testud joue d’ailleurs assez bien quoiqu’elle gardât certaines des mimiques de Sagan… laquelle se retournerait dans sa tombe devant le Don Juan mielleux et presque condescendant qu’est Stefano Accorsi… On dit donc « non » !!! Iliana Lolic était actrice, elle aurait dû le rester.

Je ne dis pas non, de Iliana Lolic, avec Sylvie Testud, Stefano Accorsi, Laurent Stocker, Constance Dolle… En salle le 15 juillet 2009

Marie Barral

Article paru dans la Boîte à sorties le 15 juillet 2009

Le jour et la nuit de Magritte : Ceci n’est pas un DVD

Que ceux qui n’aurait pu se rendre à Bruxelles pour l’inauguration du musée Magritte se consolent. Par un DVD, Arte soulève le chapeau boule d’un petit bourgeois bruxellois sans histoire qui peignait des toiles comme d’autres créent des concepts. Maigre -mais belle- consolation.

« Chaque chose visible cache autre chose de visible » disait Magritte : l’œuf une poule, la femme une lionne, le mur un paysage, et la nuit le jour, ou comme semble le souligner L’Empire des Lumières (1954), le contraire :

lempire-des-lumieres

En sortant de cette maison noyée dans l’obscurité, le documentariste Henri de Guerlache tente de faire la lumière sur son propriétaire, un fils de représentant en commerce né à Lessines (Wallonie) le 2 novembre 1898 et qui devint le premier peintre belge à être exposé de son vivant au MOMA de NYC : en cette année 1965 la grande Pomme rendait en effet hommage à un homme qui lui créait des compagnes enserrées dans de petites pièces d’intérieurs rangés, les maisons bourgeoises dans lesquelles le créateur a longtemps vécu.

La-chambre-decoute MAGRITTE

La chambre d’écoute, 1958

Quand les surréalistes étaient, dans les années 20, aux côtés de Breton dans des ateliers parisiens pour y échanger amantes et amants, Magritte jouait la Distance (revue surréaliste belge) en travaillant auprès de sa femme, Georgette, dans une maison banlieusarde du Perreux sur Marne. De toute façon, lui n’était pas artiste, du moins le disait-il. En bon bourgeois, il tâchait simplement, par ses tableaux et ses affiches publicitaires, d’éviter de mettre sa femme et muse (Georgette, toujours elle) au travail. En vain parfois.


Lui n’était pas artiste (mais puisqu’une pipe n’était plus une pipe…), mais jouait dans ses tableaux, inspiré par de Chirico, ou dans la vie, en compagnie de ses amis, le jeu du surréalisme. Revenu en Belgique, il en devint le chef de file national, titre pompeux et académique qui pourrait être remplacé par « leader d’une bande de joyeux lurons qui aimaient à se grimacer devant leurs objectifs et travaillaient à trouver les titres aux œuvres du peintre ». Si les pommes géantes masquées sont devenues Le prêtre marié, ce fut grâce à eux :

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© Artists Rights Society (ARS), New York

Car Magritte n’était pas un artiste vivant dans sa tour de verre ; il aimait, Epicurien qu’il était, jouir des siens dans son jardin. Toutefois, ainsi que le démontre Henri de Gerlache, ce jour, cette lumière, n’occulte pas l’homme solitaire égaré dans ses toiles, un pantin vivant dans un univers dénudé fait de fantômes (celui de sa mère, morte suicidée lorsqu’il avait 12 ans), de bonshommes volants et de femmes éthérées.


magritte

Magritte est bien le jour et la nuit, le solitaire avec ou contre tous. En 1948, de sa contrée natale, il tente par une vingtaine de toiles de faire la nique, à une vache qui, pour des questions financières ou hautaines, n’avait pas voulu l’accueillir en son sein : Paris. Magritte le lui rend par une période “vache” à laquelle la ville lumière, fidèle à son caractère, n’a à-peine jeté un coup d’œil.

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René Magritte (1898-1967), La famine, 1948

Qu’importe aujourd’hui puisque les toiles très colorées de la galerie du Faubourg ont été rendues à Bruxelles (elles y sont actuellement) et que la consécration viendra des States, en grande partie grâce au galeriste et ami de Magritte, Iolas. En 1967, le petit bourgeois décède d’un cancer du pancréas léguant plus de 1000 toiles, autant de « pensées-images » qui “[servent] [selon ses propres termes] à évoquer le mystère du monde”. Ceci n’est pas [qu’]un artiste, c’est un « penseur », le mot revient sans cesse dans le film…

Merci à Henri de Gerlache qui, par ailleurs et pour le coup se met un peu trop, dans ce travail, à la lumière du jour.


Magritte, le jour et la nuit, un film de Henri De Guerlache., En complément : René Magritte, portefolio de 64 œuvres exposées au Musée Magritte, René Magritte à propos de sa peinture, extrait de l’émission “De l’autre côté du miroir”, 1967, DVD Arte, collection « Monographie d’artiste », 20 euros en français, anglais, allemand et néerlandais, 73 min. Dans les bacs le 24 juin


Marie Barral

article paru dans La boîte à sorties le 18 juin 2009

Le mur de Berlin s’éparpille dans les jardins du Palais Royal

Le Mur qui, en séparant Berlin, divisait le Monde est exposé éparpillé dans les jardins du palais Royal sous les yeux d’un Malraux pensif. A défaut d’avoir vu le Mur tomber, l’ex-ministre des Affaires culturelles décédé en 1976 le contemple 20 ans après sa chute en miettes esthétisées devenues, sous d’artistiques mains, des concepts de pierre. La collection privée de Sylvestre Verger est présentée jusqu’au 1er juin 2009 (Elle vient d’être prolongée jusqu’au 9 juin). Elle sera ensuite à Berlin et à Moscou.

Le singulier de l’expression « Mur de Berlin » masque les réalités techniques et historiques dudit mur… Aux origines, c’est-à-dire dès la nuit du 12 au 13 août 1961, Berlin Ouest était coupé de l’Est par des barbelés. Le système a été petit à petit renforcé, élargit, « sécurisé », si bien qu’en 1975, le « Mur de Berlin », dit aussi « Mur de la Honte » entrait dans ce qui fut appelé sa « quatrième génération » : deux murs, un chemin de ronde et des systèmes d’alarmes.

Ce sont sur des fragments du mur intérieur du dispositif, mur préservé des yeux des Berlinois, vierge et dit « sécuritaire », qu’ont travaillés les plasticiens présentés au sein de l’exposition « 1989-2009. Mur de Berlin. Artistes pour la liberté »… Dès 1990, Sylvestre Verger s’est mis à collectionner consciencieusement ces bouts d’Histoire dispersés dans les ateliers du monde entier. Sa collection s’est enrichie d’expositions en commandes et le mur qui avait séparé le Monde en fit, dès le milieu des années 90, le tour à l’état de kit : Lyon en 1996, Nicosie, Cologne en 2001, Séoul et Jeong-Ju en 2004… puis, depuis ce matin (6 mai), Paris.

Ces fragments sont présentés par plusieurs des plasticiens pour ce qu’ils étaient : bétons de séparation, chaînes des consciences et des corps. Ainsi, avec son soldat faisant son chemin de ronde devant des barbelés, ombre chinoise passant sur le granulé de la plaque, Gérard Fromanger fait du mur la simple mémoire de lui-même.

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A Concrete memory, Gérard Fromanger, 1998

Louis Cane l’utilise en pierre tombale, pour, par un collier de cailloux et de fils barbelé, « rendre hommage aux victimes de la Guerre froide ».

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Autant de pierres, autant de vies, Louis Cane, 1990

D’autres artistes rappellent par ces bouts de béton ce qui les a mis à mal. Par des faucilles enfonçant la pierre, l’œuvre d’Arman défend la thèse de la destruction du régime par l’intérieur : « c’est le système qui régnait à l’Est qui a détruit le mur » lit le visiteur qui se rappelle le conseil de Gorbatchev à Honecker (alors dirigeant de la RDA) en octobre 1989 (« la vie punit les retardataires »), l’ouverture des frontières hongroises vers l’Ouest aux Allemands de l’Est durant l’été 1989, mais aussi Solidarnosc, le printemps de Prague, etc.

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Autodestruction- 9 novembre 1989, Arman, 1990

Dès lors, l’étoile rouge qui avait érigé le mur pour se protéger s’est elle-même fondue dans ce qu’elle avait créé. La dialectique marxiste n’aurait pas renié l’œuvre de Robert Longo :

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Sans titre, Robert Longo, 1990

Détruit, le mur a pris chez Dennis Oppenheim la forme d’une Femme auréolée. D’après le cartel de l’exposition, l’auréole de la vierge est comme les idéologies : circulaire, elle s’insinue sournoisement dans les esprits qui, dès lors, dominent des corps imperméables comme des briques. A l’inverse, au premier coup d’œil, le visiteur pense, au vu de cette femme alanguie toute de briques vêtue, à un monde rond né des décombres d’une carte bicolore. Certes, l’Histoire des nouveaux Hommes (à défaut des “Hommes nouveaux” du socialisme) est faite des pierres de ce mur, mais, après la chute de ce dernier, est né un monde connecté dans lequel tout point est en tout point relié (d’où le train !).

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Femme auréolée, Dennis Oppenheim, 1990

Interprétation trop optimiste qui nous mettrait du côté de Rolph Knie et de son mur trépassé rapidement comme un coupable sur une chaise électrique ?

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Le mur condamné à mort, Rolp Knie, 1990

David Mach nous met en garde… Le rocher que roule encore et encore Sisyphe pourrait être constitué de cette séparation ; les béances signifiées par les terrains vagues et les musées berlinois ne devraient pas masquer « la menace latente d’une reconstruction désastreuse »mur berlin

Le monstre constructeur, David Mach, 1990

Moins fatalistes, Olivier Mosset et Buren (oui oui celui là même qui expose de manière permanente à quelques mètres du regard pensif de Malraux) n’en sont pour autant pas moins radicaux : le Mur n’est rien qu’un mur, une plaque de béton. Ce ne serait qu’ainsi, et paradoxalement, que, désacralisé, il pourrait entrer dans l’Histoire…

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Gravure sur béton, Daniel Buren, 1990

Si vous passez au Jardin du Palais Royal allez donc avec Malraux contempler les vestiges d’un Mur tombé le 9 novembre 1989.

« 1989-2009. Mur de Berlin. Artistes pour la liberté », jusqu’au 1er juin 2009, dans le jardin du Palais royal.

Marie Barral

Crédits photos : La boîte à sorties

Article paru dans La boîte à sorties le 5 juin 2009

« L’oeil du critique » ou le faiseur de sens… au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Les expositions d’art contemporain mettent la lumière sur un artiste, un courant, une œuvre… mais rarement sur un critique. Or ces derniers semblent autant faire l’art et son histoire que plasticiens ou peintres. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris le démontre avec Bernard Lamarche-Vadel (1949-2000) en une exposition à la hauteur de son objet : riche, intelligente, stimulante.

«Je suis écrivain» clamait le jeune Bernard… Ni plasticien ni historien, pas même académicien, c’est en fait en tant qu’homme de lettres que le poète Bernard Lamarche Vadel, BLV, aborde les César, les Dietman et Joseph Buys. C’est d’ailleurs pour être écrivain dans le monde, avant que pour l’art, que le jeune homme a exercé son œil et sa plume en faveur de ceux qui étaient ou devinrent ses amis.

Car le critique ne regarde pas l’art, ne le commente pas, il le fait…. Lorsque Jean-Pierre Pincemin annonce qu’il compte couper une de ses œuvres, un tableau noir et blanc, parce qu’elle est contraire à ce qu’il fait d’habitude, le critique s’insurge : cette toile a du relief, il faut la laisser telle qu’elle. Elle le sera donc, avec dessinée au dos de toile, comme signe de la volonté de l’artiste, une paire de ciseaux. La participation du critique à la création de l’œuvre se fait aussi par la création de sens. Alors que des artistes comme Erik Dietman laissent leurs œuvres «vivre d’elles-mêmes», alors que, comme le sculpteur suédois, ils ne justifient leurs travaux que par leurs intuitions et leurs capacités (j’ai fait ces grandes sculptures par ce que «j’avais envie de les faire», parce que je pouvais les faire dit Dietman), le critique est celui à qui est assigné le rôle de dire «des conneries» (Deitman toujours). De cette mission, BLV s’en accommodera avec jouissance faisant dire à Panamarenko ce que jamais il n’avait pensé, ce que, les mains et l’esprit dans le cambouis, il ne pouvait penser : le pessimisme de son œuvre… BLV démontre à un plasticien médusé - mais pas moins amusé - combien ses sculptures d’avion « n’ont pas d’intérêt pour elles mêmes », qu’elles n’ont pas de « consistance » : elles ne peuvent être mises «sur une cheminée»…

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Oeuvre de Panaramenko (non exposé, indiqué seulement pour la compréhension de l’article)

D’ailleurs, le critique apprendra à l’intéressé que son œuvre n’a pas «de destinataire», ce qui fait «toute sa modernité». Elle n’est qu’un «processus», la «métaphore d’un mouvement», «de quelque chose qu’on ne peut pas voir» : l’air… Par addition d’objets, le sculpteur s’approche en fait du néant, du non sens, une réflexion qui donne un titre à l’écrivain : « l’addition soustractive ». Pas dupe, Panamarenko conclut : «Ainsi vous êtes sûr d’avoir un bon texte !»… Cela tombe bien, en commentant les œuvres, et dans la lignée de Baudelaire ou d’Oscar Wilde qui disait que la critique est une œuvre d’art en elle-même, BLV fait de la littérature.

Tandis que «l’œuvre classique présuppose des destinataires», l’œuvre moderne «présuppose l’absence de destinataire» commente BLV. Ce public dont se « fout » Dietman évincé, la modernité en art se noue dans cette relation bilatérale critique/artiste que Bernard Lamarche Vadel investit énergiquement. Puisqu’«écrire ne suffit pas» à promouvoir les peintres qu’il aime, le critique organise trois semaines durant l’accrochage de jeunes artistes : Rémi Blanchard, Catherine Viollet, Jean-Charles Blais, Hervé di Rosa, etc… (juin 1981). Avec cette exposition intitulée Finir en beauté, BLV entame sa défense de «l’art français»…. Le critique donne «matière» matérielle aux artistes et du sens à leurs œuvres tandis que ces derniers alimentent la plume de l’écrivain et lui rendent hommage par des photographies ou des portraits moins figuratifs. Ainsi pour Yvan Salomone, BLV est une citerne nourricière, tandis que Carmelo Zagari peint le critique attaqué par la justice en enfant innocent dans une luxuriante nature.

Commentateur de la modernité en art, BLV en est aussi le chasseur… Insatiable, il passe d’un style à autre, renouvelant sans cesse le panthéon de ses artistes préférés… et l’exposition du MAMVP témoigne de cette incroyable diversité : aux intellectuelles et sobres toiles des Noël Dolla, Olivier Mosset, ou Martin barré, succèdent des œuvres pop art ou le sculptural cimetière d’Erik Dietman dans lequel tous les crânes sont, en conformistes macchabées, vers le même point tournés…

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L’art mol et raide ou l’épilepsisme-sismographe pour têtes épilées, Erik, Dietman, 1985-86

La peinture cohabite avec les installations et les dessins, notamment ceux de Pierre Klossowski, «tableaux lacunaires» qui complètent les images mentales créées par les lecteurs du dessinateur-écrivain. Puis dans cette myriade d’image que BLV s’est fait une profession de «regarder», de «commenter», vient la photo : Robert Frank, Sabine Weiss, Lewis Baltz, etc…

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L’appréhension de Roberte, Pierre Klossowski, 1982

La géniale exposition «L’oeil du critique» peut s’appréhender comme un cabinet de curiosité où, l’esprit flâneur, le visiteur picore ce qui le tente : César, Jean-Charles Blais, Villeglé ou des analyses des œuvres de Robert Frank (dans le texte Siderations. L’atelier photographique français). A l’inverse, elle peut - et pour ce même visiteur - être source de sens, une manière de penser l’art contemporain en un système global, système tissé par le passeur-critique.

L’exposition étant très riche, nous conseillons particulièrement de lire :

- Cesar d’un bloc

- Qu’est ce que l’art français ? (notamment pour l’introduction sur l’Art Brut)

- sur la photographie : Siderations. L’atelier photographique français

Et d’écouter :

- l’entretien avec Panamarenko

- la vidéo sur l’exposition Erik Deitman (entretien entre l’artiste et BLV)

- et l’audio dans la salle petite salle où sont exposés les photographies : conférence

Marie Barral

Dans l’oeil du critique, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 11 av du Président Wilson, Paris 16e, Métro Alma-Marceau, RER Pont de l’Alma du mar au dim de 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à la 22h, renseignements au 01 53 67 40 80. Tarif : 5 euros, TR : 3,50 euros ,Tarif jeune (13-26ans) : 2,50 euros, gratuit pour les moins de 13 ans. Jusqu’au 6 septembre 2009.

Article paru dans La Boîte à sorties le 10 juin 2009

Mascarades de Lyes Salem


Les ingrédients pour un beau mariage ? Une belle et saine vierge, un riche prétendant, une foule de femmes avec leurs youyous, des chaises pour asseoir tous les anciens et bien sûr, de l’argent pour la dot.

Mounir (Lyes Salem) est loin du compte. Sa soeur, Nym (Rym Takoucht), celle qu’il devrait marier, souffre d’une étrange maladie. Elle tombe endormie à tout moment du jour et de la nuit et reste dans les bras de Morphée.

Il n’y a que dans les contes que les Princes viennent embrasser les Belles au bois dormant avant de les épouser. Dans ce village algérien de la région d’Aurès, les princesses narcoleptiques restent enfermées chez elles, protégées par des grands frères orgueilleux prêts à tout pour préserver l’honneur de leur harem. Et, lorsqu’ils sont moqués par les voisins parce qu’ils prétendent être quelqu’un, le mariage des filles est une bonne manière d’espérer grimper les barreaux de l’échelle sociale, et, au final… de narguer les copains. Sauf que la mascarade de Mounir fait fi de la belle endormie, et de son amoureux caché…

Sauf que même fermées, les portes du village n’ont point besoin d’œil de bœuf : au bout de la piste vide, les nouvelles se propagent à la vitesse de l’éclair et les voisins s’infiltrent sous les portails en même temps que la poussière charriée par d’obscènes cortèges. Aussi ce qui est vécu par l’un l’est par tous et la moindre réussite individuelle fait gonfler l’honneur de la communauté. Seul Mohamed (Mohamed Bouchaïb) le bel amoureux aux yeux clairs déjoue la mascarade : son atelier d’artiste est constamment visité par la lumière du soleil et les douceurs nocturnes.

Lyes Salem expose l’hypocrisie, les pesanteurs sociales et la chaleur d’Afrique du Nord avec une fraîcheur incroyable : comme des marmots jouant à cache-cache, les personnages ne cessent de se poursuivre à des rythmes effrénés tandis que les femmes ornent de leurs voix d’or des voitures déglinguées. La vie sociale est, sous les yeux de Lyes Salem, une comédie… le spectateur attend l’Acte II.

Mascarades, de Lyes Salem, avec Lyes Salem, Sarah Reguieg, Mohamed Bouchaïb, Rym Taoucht. Film sorti en 2008, Algérien DVD MK2 sous titré français, durée du film : 90′, durée du DVD : 175′. DVD dans les bacs. 19,99 euros


Marie Barral

Article publié dans la Boîte à sorties le 16 juin 2009

Les Mains Sales de Sartre, à l’Athénée

Jeune intellectuel d’origine bourgeoise, Hugo est entré au Parti pour ses idées et afin de « s’oublier ». Il semblerait que cette décision n’ait pas eu un effet assez radical : journaliste fatigué des mots, Hugo demande à plonger ses blanches mains dans le cambouis. En pleine guerre mondiale, alors que les communistes divergent sur la conduite à suivre vis-à-vis des autres formations politiques, il se voit confier la tâche de tuer un ennemi interne au Parti, le “social traître” Hoederer. Les mains sales (1948), drame de Sartre qui fut le plus populaire, est joué au théâtre Athénée Louis Jouvet jusqu’au 30 mai. Son pendant, Les Justes de Camus (1949) lui emboîtera comme il se doit le pas (dès le 3 juin).

En Illyrie, petit pays imaginaire d’Europe centrale occupé par l’armée allemande, les communistes se déchirent. A l’inverse de la frange du Parti dirigée par Louis et à laquelle Hugo est affiliée, Hoederer estime qu’un compromis doit être passé avec les conservateurs en vue d’obtenir des sièges au Parlement. Pour Hugo, sa muse Olga et leur chef Louis, de tels accommodements sont intolérables : la fin ne justifie pas ce moyen là… En revanche, d’après leur logique, elle en justifie un autre : la mort de Hoederer.

Pour ce faire, Hugo qui s’est porté volontaire pour mener une « action directe » deviendra secrétaire d’Hoederer. Pourtant, cette tactique, qui aurait du lui faciliter l’assassinat, le rendra, au final et pour la même raison (la proximité), plus difficile encore : comment tuer un homme que l’on regarde dans les yeux, dont on perçoit les doutes et la solitude, et qui, chaque matin vous sert un café merveilleux ; comment le tuer simplement parce qu’il n’a pas les mêmes idées ? Hugo gardera-t-il les mains propres en le faisant, et ce quand bien même sa cible les a, elle, de la couleur des hommes d’Etats aux affres avec le pouvoir, c’est-à-dire noires ?

« Nul ne gouverne innocemment » : le mot de Saint Just qui a inspiré à Sartre cette pièce est symbolisé par Hoederer mais aussi par Louis et Olga qui prennent la décision du meurtre. En intellectuel torturé lisant tantôt Marx tantôt Hegel, Hugo est coincé entre ces deux versants d’une même pièce. Et la seule personne apolitique de son entourage, celle qui pourrait lui donner les plus neutres conseils, ne l’aide en rien : « Hugo, suppose que tu aies rencontré Hoederer l’an dernier, au lieu de Louis. Ce sont ces idées à lui qui te sembleraient vraies ». Le relativisme de Jessica ne peut être pour son époux une échappatoire. Hugo, qui a pris les traits de Sartre, se doit de choisir.

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Pour cette pièce existentialiste, Guy-Pierre Couleau a choisi une mise en scène sobre et classique. Outre les projecteurs, la scène est illuminée par la fraicheur malicieuse d’Anne Le Guernec (Jessica) et l’humour des deux gardes du corps d’Hoederer, molosses attendrissants que sont, pour l’occasion, Olivier Peigné (Karsky) et Stéphane Russel (Slick).

Gauthier Baillot est touchant en Hoederer aussi rude que bon pour qui la les-mains-sales-afficheRévolution est une affaire de vies humaines à sauver avant que d’être une somme d’idées ; droit dans ses bottes, il n’a qu’un mot en bouche “le travail”, la tâche à accomplir coûte que coûte. Dans cette pièce de Sartre, il est un personnage “camusien” celui du Dr Rieux de La PesteEn 1948, Sartre et Camus étaient encore amis. Sartre n’était pas encore compagnon de route du Parti communiste (il faudra pour cela attendre les années 50), il venait de participer à la création du Rassemblement démocrate révolutionnaire, une formation qui rejetait à la fois le stalinisme et le réformisme… C’est cette impossible conciliation (aux prémices de la Guerre Froide) qu’incarnent Hugo/Sartre de 1948, et, sur scène, le jeune, bel et torturé Nils Ohlund.

Les mains sales, de JP Sartre, mis en scène par Guy-Pierre Couleau, au théâtre Louis Jouvet, square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, Paris 9e, Métro Opéra, RER A Auber, du jeudi 7 au samedi 30 mai 2009, mardi 19h, mercredi au samedi 20h, matinées exceptionnelles : dimanche 17 mai à 16h et samedi 30 mai à 15h, grande salle, location : 01 53 05 19 19. 2h30 sans entracte.

Les Justes, mise en scène Guy-Pierre Couleau, du 3 au 6 juin 2009, au même endroit.

Marie Barral

Crédits photos © Grégory Brandel / Synchro X


Article paru dans La boîte à sorties le 8 mai 2009

Stuff Happens de D. Hare où comment les décisions de guerre se prennent dans le bureau ovale…

Stuff happens… Ca arrive… Voilà ce qu’a répondu Donald Rumsfeld, secrétaire d’Etat à la Défense américaine à une question de journalistes sur les pillages et les saccages qui firent suite à la conquête de Bagdad, en 2003. Le dramaturge britannique David Hare a rendu le mot du faucon célèbre par sa pièce éponyme. Globe trotteuse, l’œuvre entre en France (enfin !) par la grande porte des Amandiers. Les metteurs en scène Bruno Freyssinet et William Nadylam lui rendent hommage en conquérant bien au-delà des cœurs des géopoliticiens…

Au centre de la terre, au point vers lequel les yeux des spectateurs du monde entier sont rivés, un bureau ovale. L’air goguenard et les jambes sur la table, Georges y écoute les appels à la guerre de son secrétaire d’Etat à la Défense, Donald, et de son Vice président, Dick, qui est aussi, et très accessoirement, administrateur de la compagnie pétrolière américaine Halliburton. Dans le Projet pour un Nouveau Siècle Américain* de ces deux faucons, l’Irak comme les Nations Unies sont à rayer de la carte : la première est une nation dirigée par un dictateur « fou » et la seconde n’est qu’un « moulin à paroles », une « absurdité onéreuse ». Autant d’expressions qui font bondir le populaire Colin dont la doctrine prône la guerre en dernière limite. Le Vétéran du Vietnam a beau plaider pour la nécessité de ménager les alliés britanniques, ou de celle faire des plans de reconstruction, il se bat dans le vide.

Le londonien Tony pourra, lui aussi, déployer des trésors d’éloquence dans les prairies du ranch Bush, le cabinet américain est pressé de venger les siens. Ni le Secrétaire d’Etat américain ni ses voisins français ne pourront l’aider… Surtout pas ces « serpents » de Français qui après avoir promis à Powell de discuter les résolutions onusiennes, annoncent par les voies d’un poète que, quoi qu’il en soit, ils n’iront pas en Irak. Vive Dominique et son copain Chirac !! crie-t-on à Washington : la Chambre des Lords peut bien flamber, sans les Français, membres permanent du Conseil de Sécurité, la résolution ne sera pas votée. La guerre « préventive » est lancée ! Et Tony, loyal « prêcheur » désireux de sauver un pays en proie à un affreux dictateur, d’accompagner ses compagnons anglo-saxons… Le malin texan est chanceux…

STUFF HAPPENS (B.Freyssinet et W.Nadylam  2009)crédit photo : Pascal Victor

Ce que le spectateur avait lu jour après jour dans les journaux, David Hare en a fit une tragédie finement ficelée, aussi énergique que didactique. Les protagonistes, des comédiens qui ont adopté la figure et la gestuelle des politiques qu’ils incarnent, décident du sort du monde autour de quelques repas bien arrosés, s’engueulent en vieux copains et provoquent Européens ou Américains, en tous cas Arabes, par caméras interposées. Dans leurs ballets, point de désert, ni d’Irakiens, encore moins d’Armes de Destructions Massives, seulement des positions politiques ou professionnelles à maintenir, des électeurs à gagner, des cauchemars personnels ou des nécessités de se représenter.

La tragédie moderne serait ce que politologues ou sociologues appellent dans leur jargon path dependance : les grandes décisions des nations sont fonctions des routines et des histoires que leurs dirigeants ont accumulés. Non sans humour, le génie londonien David Hare (le scénariste de The Hours et de The Reader, que faut-il d’autre pour convaincre ?) le démontre théâtralement. Et finement.

Que vous soyez ou non géopoliticien, le court parcours jusqu’au Amandiers est plus que conseillé (d’autant plus que le texte en VF n’est pas encore édité) !

Stuff Happens, au Théâtre Nanterre-Amandiers, texte de David Hare, mis en scène par Bruno Freyssinet et William Nadylam, Avec B. Amann, D. Berlioux, O. Brunhes, C. Camp, A. Carbonnel, A. Décarsin, A. Diop, P. Duclos, G. Germain, F. Michel, E. Prat, A Rimoux, V Winterhalter, N Yanoz, du 13 au 31 mai 2009, du 1er au 14 juin 2009.

Marie Barral

Article paru dans la Boîte à sorties le 13 mai 2009

L’écorchée vive, une histoire de gueule cassée de Claire Legendre

Barbara était intelligente, drôle, sportive, douée en dessin. Et laide, affreuse, non : monstrueuse. Sa dysmorphose faciale empêchait quiconque la croisait de maintenir le regard… Désormais, grâce à la mort d’une jeune fille et à une lourde chirurgie réparatrice, Barbara affiche une plastique respectable de la tête au pied. Du moins pour François son nouvel amoureux.

A François, Barbara n’a rien dit de ses journées traînées à l’hôpital, des systèmes D mis au point pour éviter d’effrayer les enfants de l’école, du psychiatre qui continue à la suivre et de son ancien visage. A quoi bon ? Lui l’a rencontrée comme cela, avec la gueule de la défunte, jeune, fraîche, presque banale. De la machine à café, ils sont descendus au parc courir puis elle, celle qui effrayait jusqu’aux aveugles, s’est glissée dans le lit de l’homme le plus convoité de l’entreprise. L’infographiste y serait-elle aujourd’hui si elle avait fait savoir que son minois n’était qu’un visage d’emprunt, un visage volé, modifié, baladé au bout d’un cou comme une tête de Jivaros religieusement portée par sa pique ? De toutes façons, l’ancienne (la tête) n’est plus, même ces photos envoyées anonymement sur lesquelles son visage d’enfant n’est qu’un trou béant le prouvent…

Ces deux Barbara, le monstre et l’amoureuse de François, la plume de Claire Legendre les incarne alternativement. L’expérience de la monstruosité est narrée de l’intérieur et, si le miroir et les regards des autres renvoient la jeune femme à son immondice, jamais le lecteur n’y est visuellement - par le truchement d’une description par exemple- confronté. En revanche, il est plongé dans les doutes de la “malade”, dans ses histoires de cœur avortées et dans son “cahier des défauts” qu’en anti-esthète elle remplit depuis le lycée d’un joli coup de crayon et qui lui permet, figure anormale au milieu des sains, de déceler le monstre chez ses voisins. Un roman à gober, en écorché.

« Barbara réussit presque à y croire. J’ai été défigurée. Elle parle seule, en étalant la crème sur les joues. J’ai été défigurée. « Tu as un accident ? - Non c’est ma mère, elle ne voulais pas que je sorte, alors elle a serré les jambes comme une malade, et elle m’a un peu amochée. - C’est dégueulasse ! - Ouais, c’est vraiment dégueulasse. » Barbara se maquille. Elle adore ça : du bleu sur les yeux, du rouge sur les lèvres. Elle est soigneuse. Les collègues disent qu’elle est toujours très bien maquillée. Le dessin de la bouche, magnifique. Et a peau blanche… Barbara s’applique, devant le miroir de la salle de bains. Il fait chaud. L’angoisse peut descendre tranquillement le long de l’oesophage, avec un verre d’eau fraîche. » (p 63)

L’écorchée vive, de Claire Legendre, Grasset, Mai 2009, 249 p. 18 euros

Marie Barral

Article paru dans la boîte à sorties le 19 mai 2009

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Le précurseur de l’art urbain : « l’hors cadre » Michel Macréau

Le Grand Palais vient de consacrer une de ses halles à TAG, la mairie du 20e expose trois artistes majeurs de l’art urbain Mesnager, Mosko et associés, Nemo et la Maison des Métallos reçoit cet été et pour une deuxième fois Exposition 400 ml, un titre qui fait référence à la contenance standards des bombes de peintures européennes. Dans ce foisonnement, il est donc temps de se rendre aux origines du graffiti et de la peinture jouissant sur les murs, soit à la Halle Saint Pierre (Paris 18e), qui pour l’heure, et jusqu’au 28 août 2009, expose Michel Macréau.

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Sans titre, Michel Macréau, 1965

Des squelettes effrayés, des mères omnipotentes et des anges sanguinolents sous des croix rouges intriguantes, le tout dans une effusion, à la peinture ou au crayon, de seins, d’os et de cordons… Voilà Michel Macréau (1935-1995) l’« hors cadre », le fils d’une mère représentante en fourrure et d’un père absent qui passait son adolescence à voguer de parents en parents ; l’homme qui après s’être fait décorateur en céramique et mari, s’installa en squatteur avec autres peintres et sculpteurs dans un château chevrotin ; le père de famille qui vivait avec les siens dans un box de voiture ; mais aussi l’artiste qui dessinait sur des sacs postaux, des draps et, à une époque où cela ne se faisait pas, sur les murs de la ville ; et le peintre qui avait abandonné le pinceau pour des douilles de pâtissiers.

C’est dans une librairie que l’adolescent à la dérive s’est converti : il tomba sur deux ouvrages, l’un sur Matisse et l’autre sur Picasso. De deux amis, le garçon n’embarqua que le premier, mais plus par manque d’argent que par volonté… il suffit de jeter un coup d’œil sur ses toiles pour le vérifier : on y retrouve les femmes picassiennes désarticulées et leurs clins d’œil nargueurs.

On y voit aussi des mères qui enfantent dans la douleur et des couples rattachés seulement par le bas du corps, ce qui, peut être, explique les amantes qui pleurent comme des boîtes à musiques déglingués… Les corps de Macréau sont sans peau, personnages de Dickens fragmentés (cf l’analyse de Siri Hustvedt) prolongement direct du monde sensible qui, naviguent (volent ou plutôt tombent) sans cesse entre l’enfer juste sous nos pieds (cf C’est loin d’ici, 1963) et un paradis à peine plus réjouissant aux vierges tentaculaires, aux anges blessés et aux Marie-Madeleines déshumanisées.

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C’est loin d’ici, M. Macréau, 1963

Michel Macréau, était important dans les années 90, Basquiat l’avait présenté à la galerie Prazan Fitoussi à l’occasion de la manifestation « vingt ans après ». Aujourd’hui, le créateur est presque oublié, la belle exposition qui lui est consacrée à la Halle Saint Pierre ne dérange pas les foules. Et pourtant, avec ses têtes naïves errants dans des cimetières grinçants, sa spontanéité et sa façon de nous montrer, par l’écriture automatique, la peinture en train de se faire, Michel Macréau est effectivement un des précurseurs de la Figuration Libre (en plus d’être, et c’est lié, celui du graffiti)… Comme si, se foutant une dernière fois des cases et des institutions, préférant le cimetière des anges déchus et la pastille « Art Brut » aux étoiles de ses frères et aux signatures de Ben sur les agendas des élèves, le vagabond s’était retiré du cadre à pas feutrés après avoir pris soin d’insuffler ses idées.

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La blessure de l’ange, Michel Macréau, 1987

Marie Barral


article paru dans la Boîte à sorties le 2 juin 2009



Livre : Plaidoyer pour Eros, de Siri Hustvedt

Bien plus discrète, mais pas moins géniale que son poète de mari, Paul Auster, Siri Hustvedt, l’auteure de Tout ce que j’aimais (roman, 2003), vient de voir son recueil d’essais, Plaidoyer pour Eros, traduit et publié chez Actes Sud.

Dans la mythologie grecque primitive, Eros est une divinité qui n’engendre pas par elle-même, mais qui permet aux autres, notamment à Chaos et Gaïa, de le faire. Ainsi, en rendant possible la continuité des espèces, la figure du désir assure la stabilité et l’harmonie de l’univers.

C’est cet Eros là qui se dessine en filigrane des 12 essais du Plaidoyer de Siri Hustvedt : un principe créateur, qui du double, de la multiplicité, voire du chaos, fait surgir l’unité de manière à ce que, comme le fait remarquer l’historien Jean-Pierre Vernant, la multiplicité première ne soit pas gommée par cette unité mais encore incluse, manifeste en elle. Ainsi, avec Eros, un + un n’est pas égal à 2, pas plus qu’à un 1 uniforme… et, chez Siri Hustvedt, ce « 1 » premier additionné n’est pas obligatoirement un amant, ou, dans ces essais où elle dit « je », Son amant : il est un souvenir, un livre, un lieu, une habitude d’enfant, un mot, une image mentale. La romancière s’attache à démonter les processus de création que sont la lecture qu’elle dit active, l’écriture ou la construction d’une identité.

« Quand on lit, on voit » et ces images, puisées dans l’histoire personnelle,siri-hustvedt créent pour le lecteur un yonder, un lieu « entre ici et là », produit de souvenirs déformés et d’une histoire inventée par un autre. Ce yonder du lecteur s’ajoute au yonder créé au préalable par l’écrivain, lorsque, mélangeant joyeusement faits, rêves et souvenirs, ce dernier a recomposé par la plume une vivante réalité parce qu’il se sentait étriqué dans une géographie donnée et surtout parce qu’il voulait ordonner ce qui ne l’était pas, « boucher les trous » d’une vie fragmentée, « mettre de la cohérence » dans ce qui n’était qu’une somme d’évènements.

Cette écriture est à l’écrivain ce que la construction de la personnalité est à l’enfant, nous dit Siri Hustvedt maman. Dans un monde chaotique, l’enfant est sans cesse en recherche de repères, de stabilité, d’où son amour des répétitions, son attachement aux lieux. C’est seulement, et paradoxalement, dans un espace circoncit, que l’enfant pourra se construire une identité solide d’où pourront découler de multiples créations, personnages, fragmentations et non, à l’inverse, rester un Ego fragmenté, dans lequel le Je serait “submergé par une multitude de ça”, dans lequel le « Je » ne pourrait produire autre chose qu’un morne discours sur lui-même.

Ajustant la forme au fond, Siri Hustvedt mêle dans ses essais histoires personnelles et analyses romanesques, Dickens, Gatsby le magnifique et Henry James, le 11/9 et l’histoire de ses ancêtres en Norvège, la psychanalyse, le cinéma…. et, pour les lecteurs qui aurait choisi ce livre pour “l’Eros-érotique”, pour “l’Eros-Cupidon”, un texte sur la magie de l’attirance sexuelle, l‘érotisme, sur ce territoire flou qu’est le désir, ce yonder que les institutions ne sauraient légiférer, et qui, par son essence même, son « ambiguïté » et son “mystère“, ne saurait supporter le féminisme aveugle, l’attribution de l’expression « objet sexuel » aux seules femmes (puisque les hommes le sont…), ou la censure d’un univers kafkaïen parce que, chez K, les figures féminines sont avant tout perverses. A ce texte, qui a donné son nom au recueil, répond le dernier essai, Histoires d’un moi blessé, dans lequel la romancière, après s’être racontée dans toute sa fragilité, conclut par le récit d’une rencontre avec un homme au regard voilé qui arrondissait les épaules en fumant son cigare…. Cet homme, c’est « le poète », c’est Paul Auster.

Eros, qui attire tout à tout pour en faire un sur-Tout cohérent, a sans doute mêlé, dans les livres des romanciers devenus amants, l’écriture poétique, métaphorique, presque symbolique d’Auster, au génie de l’observation et de la mémoire, à la finesse psychologique et intellectuelle et au sens de la nuance de sa femme. Mais cela, il faudrait une autre Siri Hustvedt pour nous le démontrer…

Plaidoyer pour Eros, Siri Hustvedt, Actes Sud, 266 p, 22 euros, Mai 2009

Marie Barral

A lire aussi :

Tout ce que j’aimais, Siri Hustvedt, Actes Sud, 2003 et Babel n°686)

Elégie pour un Américain, Siri Hustvedt, Actes Sud, 2008, lire notre critique ici

L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, 1989

« La fiction vit dans cette zone frontière entre le rêve et la mémoire. De même que les rêves, elle déforme à ses propres fins, parfois consciemment, parfois non, et de même que la mémoire, la fiction oblige à un effort de concentration pour se rappeler « comment c’était vraiment ». Il existe plusieurs livres écrits au présent mais le plus souvent c’est une forme maladroite. La fiction se déroule en général dans le passé ». p 55 “Yonder” in Plaidoyer pour Eros

« Le corset s’empare de la différence entre hommes et femmes et c’est le délire. La courbure d’une taille d’une femme devient extrême et la tension du laçage pousse les seins vers le haut. Tout à coup, j’avais de nouveaux seins. Je ne savais pas à quel point mon corps avait changé avant de voir une photo de moi en costume et de m’émerveiller de cette addition à mon anatomie. Le corset laisse les seins quasiment libres et ne couvre pas le sexe. Fermement installé entre le haut et le bas du corps, il a pour effet de rendre plus visible leur articulation et de les définir comme zones érotiques distinctes. Le corset a contribué à créer une notion de la féminité […] » p 109-110 “Huit jours en corset”, in Plaidoyer pour Eros


Article paru dans la Boîte à sorties le 1er juin 2009

siri-hustvedt, plaidoyer pour Eros

L’exilé Kandinsky et ses mondes, au Centre Pompidou

Considéré pour beaucoup comme le père de l’art abstrait, Vassily Kandinsky (1866-1944) est l’inventeur de multiples mondes quand lui-même ne pouvait en habiter aucun. La rétrospective qui lui est consacrée dès mercredi au Centre Pompidou (jusqu’au 10 août 2009) sera elle aussi voyageuse, mais pour des raisons plus joyeuses. Une exposition aussi riche de couleurs qu’avare d’explication.

Organisée de manière chronologique, l’exposition tranche la biographie l’artiste en séquences géographiques : Paris, Munich, Moscou, Stockholm, Berlin, Paris et puis Neuilly. Kandinsky ne devint peintre que tardivement, après avoir été juriste et ethnologue.

En 1906, le vieil étudiant se rend à Paris pour découvrir « l’avant-garde ». En legs de ce premier séjour français, il laisse des toiles encore très russes, parmi lesquelles La Vie mélangée (1907) :

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La vie mélangée, 1907, crédit photo : Adagp, Paris, 2009

En Allemagne, où il s’installe ensuite, sa peinture se déleste rapidement de ses éléments figuratifs. Devenue abstraite, elle emprunte à la musique ses catégories : les œuvres les plus spontanées sont des Improvisations, les plus travaillées des Compositions.

De 1914 à 1919, le sujet du tsar rentré en Russie doit à plusieurs reprises troquer ses huiles contre de l’aquarelle. De cette pénurie surgissent des utopies, autant de petits mondes imaginaires qui semblent être des illustrations des idées révolutionnaires. Sortie du papier, la Révolution (russe) chasse l’artiste de sa terre natale en lui spoliant ses biens. Un an après ce départ, la toute nouvelle URSS interdit un art abstrait qu’elle juge « dégénéré ». Le précurseur Kandinsky avait, malgré lui, devancé le régime.

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Moskau I, 1916, crédit photo : Adagp, Paris, 2009

Loin du désordre russe, installé dans une Allemagne plus propice sur les plans politiques et artistiques, Kandinsky découvre les joies de la géométrie. Ses toiles perdent de leurs rondeurs tandis que lui, inspiré par les formes, élabore sa théorie des couleurs. Les toiles du Professeur explorent l’univers en tous sens : de l’infiniment grand (les planètes, les galaxies) à l’infiniment petit (animaux marins microscopiques et éléments anatomiques [Capricieuses formes]) ; modernes, elles font prévaloir les réseaux aux êtres, les liants aux éléments liées, le « co-» à l’entité.

Fulgurant sans être futuriste, leur auteur semble vouloir englober la totalité du réel. Dans sa course de vitesse, il est une fois de plus rattrapé par la politique, incarnée, dans l’Allemagne de 1933, par le nazisme. Mais sur la toile comme dans la vie, l’exilé a son réseau, il s’installe à Neuilly. Peu avant sa mort, il troquera sa deuxième nationalité, l’allemande, contre une troisième, française.

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Mouvement I, 1935, crédit photo : Adagp, Paris, 2009

L’exposition, en nous livrant quelques détails croustillants du Kandinsky théoricien (quand et où ont été retrouvées les différentes archives, comment se traduisent les titres de ses ouvrages en 4 langues, etc), prend bien soin de ne pas s’engager sur le terrain des idées. Trop bête ou trop savant, le visiteur n’a droit qu’à l’expérience sensible provoquée par des toiles chatoyantes et bien mises en valeur. Il se plaira alors à détailler et à interpréter les mondes fourmillants du créateur…

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Accord réciproque, 1942, crédit photo : Adagp, Paris, 2009

Kandinsky, au Centre Pompidou, du 8 avril - 10 août 2009, de 11h00 - 21h00 jusqu’à 23 h le jeudi, fermé le mardi, et le 1er mai, Tarif plein 12€ ou 10€ selon période / tarif réduit 9€ ou 8 € selon période
Valable le jour même pour une entrée dans tous les espaces d’exposition

Marie Barral

article publié dans La Boîte à sorties le 11 avril 2009

 
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