samedi 18 décembre 2010

Monet au Grand Palais : retour aux eaux originelles

Monet (1840-1926) est à l'honneur à Paris, et notamment au Grand Palais qui lui consacre une monographie pour laquelle chaque lieu fait office de chapitre. De Fontainebleau aux Nymphéas, le voyage du peintre pourrait être un retour aux eaux originelles : la Seine, Belle-Ile, la Méditerranée, Venise, la Tamise, Giverny… Jusqu’au 24 janvier.


L’impressionnisme, du moins celui de Monet, semble puiser son inspiration dans les eaux.
Impression, soleil levant (1872) le tableau (hébergé au musée Marmottan) qui donna son nom au courant est une mer d’où s’échappe une frêle matière, ombres, soleil et barques. Le critique Ernest Chesneau le perçut comme un « soleil levant sur la Tamise » cependant qu’il s’agissait d’une vue du port du Havre.

Ce fut dans cette ville qu’une quinzaine d’années auparavant, en 1858, Monet rencontra son maître, un normand justement, Eugène Boudin. Saisi par les caricatures du jeune natif de Paris, l'artiste considéré comme le "véritable père de l'impressionnisme" (1824-1898), emmena le jeune Claude peindre la campagne en plein air, une méthode dont ne se départira que peu le disciple, si ce n’est par grand froid : « Ce fut tout à coup comme un voile qui se déchire, devait dire plus tard Claude Monet, j’avais saisi ce que pouvait être la peinture ; par le seul exemple de cet artiste épris de son art et d’indépendance, ma destinée de peindre était ouverte. »


L’eau, élément sans cesse mouvant et qui contient par ses reflets la nature qui l’entoure, pourrait être le grand problème des peintres soucieux de représenter la vie, mais ce fut pourtant par et avec elle que Monet réussit à relever le défi : installé avec Renoir au restaurant flottant La Grenouillère sur la Seine (Bougival), au milieu des canotiers endimanchés, Monet devenait « impressionniste » (La Grenouillère, 1869).

Les meules, la cathédrale de Rouen, les peupliers, le Parlement anglais… les séries de Monet –présentées pour partie dans cette exposition- sont célèbres, et la première d’entre elle, celles des "Débâcles des glaces", est une représentation de la Seine, en partie gelée, près de Vétheuil (à partir 1880). Selon diverses sources, ce ne fut pas

de manière délibérée que Monet entra en « séries » (comme on entre en religion, laquelle serait ici bien peu transcendantale car vouée à l’instant) : les variations du temps, de la lumière ou du vent, obligeant parfois à attendre longtemps pour continuer l’image ébauchée, l’artiste se mit à développer son motif en parallèle sur plusieurs toiles. La première série « consciente » fut celle des Meules (1890) « […] plus je vais,

plus je vois qu’il faut beaucoup pour arriver à rendre ce que je cherche : "l’instantanéité" ».


Au tournant du siècle, l’homme chez qui la quête de l'instant s'étirait sur les ans s’en revint sur ses pas comme pour faire corriger ses sujets par l’œil impressionniste (et malade) : les falaises de Varengeville, le village de Vétheuil et la Tamise se drapèrent de brume.


L’exposition se termine comme il se doit, à Giverny, dans le jardin d’eau de Claude Monet. Les deux médaillons aux nénuphars, au fond à gauche de la salle, y sont saisissant de vérité… Après son tour du monde, des lumières, des fleuves et des côtes, le peintre semble avoir, dans son propre jardin, trouvé l’eau originelle.


Monet, (1840 – 1926), Au Grand Palais, jusqu'au 24 janvier 2010, Métro Champs-Elysées Clémenceau, Tous les jours de 10h à 22h, les mardis jusqu'à 14h, les jeudis jusqu'à 20h.

Du 18 décembre au 2 janvier : de 9h à 23h, y compris le mardi.

http://www.monet2010.com/ : site très beau mais sur lequel il est difficile de naviguer.


Sources : exposition et L'univers impressionniste de Germain Bazin, Ed. Aimery Somogy.

dimanche 12 décembre 2010

Raymond Depardon, La France...













Crédit photo : Raymond Depardon / Magnum Photo / CNAP

"La France". Tout un programme. Et pourtant, la Bibliothèque nationale n'héberge que quelques clichés... d'une star de l'image certes, mais de lieux bien peu présomptueux : des devantures de charcuteries, des angles de rues de bourgs de campagne, des caravanes garées devant des pavillons, des affiches écornées, etc. A voir jusqu'au 9 janvier.

Entre Berck-sur-Mer et Cannes, la Normandie et le Languedoc, Raymond Depardon a photographié une France de sous-préfectures, une France dont on parle si peu, grise. Les hommes comme les animaux y sont rares, ne reste que leur passage, affiches, voitures, ou fauteuils. Cette France de l'entre deux, ni glorieuse ni miséreuse, accroche le visiteur par ses couleurs : les 36 tirages argentiques très grands formats, que Raymond Depardon a pris soin de traiter avec les meilleures « scan » numériques de l'époque, éclatent. Point de légende accolée à ces photos, le spectateur tente donc, grâce aux indices humains ou physiques, de tester ses connaissances géographiques. D'après le site internet de la BNF, Depardon « montre les conséquences de l’explosion des villes françaises durant la seconde moitié du XXe siècle qui a créé des usines à vendre en périphérie des villes entourées d’un océan de parkings, des zones péri-urbaines qui engloutissent les petites villes et les villages, la surexploitation immobilière du littoral et de la haute montagne… » Pour le visiteur qui n'a contemplé que 36 argentiques, difficile de faire une telle analyse. Pour lui, point de conclusion sociologique, urbanistique, uniquement l'impression d'avoir été témoin d'un regard d'artiste, œil décalé concentré sur l'angle mort, sur ce que nous, touristes assoiffés de grandeurs et de préciosité, n'avions même pas remarqué. Une France presque abandonnée, certes non par le béton, mais par la vie et les yeux des hommes, voire par la modernité : campagnes, villages, lieux touristiques délaissés une partie de l'année.

Le photographe, en revanche, n'est pas oublié. Après une petite mise au point fort utile associant les clichés en modèles réduits à leurs légendes, la démarche de l'auteur (le tour de France) est illustrée par quelques clichés de lui-même et de ces prédécesseurs qui l'ont influencé (Walker Evans, Paul Strand), ainsi que par l'exposition de tous ses cahiers de notes préparatoires. Cette glorification du travail de Depardon, -et la starification de l'auteur- est d'autant plus agaçante que l'exposition n'en a présenté qu'une infime partie. Il eut suffit que le photographe restât caché sous son voile rouge et qu'il gardât ses cahiers dans son tiroirs, pour qu'on lui rendre, par ce présent article, meilleur hommage.

A la BNF, site François Mitterrand, du mardi au samedi 10h-19h, le dimanche 13h-19h. Tarif : 7 euros / 5 euros pour les moins de 26 ans.

samedi 4 décembre 2010

Jean Genet (des barreaux aux planches)

Le cycle que le théâtre de l’Odéon a consacré à Jean Genet à l’occasion du centenaire de sa naissance s’est clos sur une lecture de plusieurs textes (Le Funambule, Journal du voleur et Le Condamné à mort) par Christian Olivier accompagné de ses musiciens et interrompu par Les lettres au Petit Franz que Genet écrivait quand il était en prison à son ami François Sentein en 1943.

Parmi ces lettres, celle datée du 17 juillet 1943 lâche cette sentence : « tu ne me sembles pas devoir vivre d’autres dangers que les dangers de l’intelligence et ce sont, de loin, les plus terribles », autant de dangers qui n’échappent pas plus à l’esprit perçant de Genet que lui-même y échappe.

Le Funambule entame le spectacle, il y est question tout à la fois de la peur, de l’orgueil et de l’ambition qui habitent et doivent habiter un artiste. Jean Genet l’avait écrit pour un amour, le jeune acrobate Abdallah Bentaga : mélangeant le fil tendu du cirque et de l’écriture, la beauté du spectacle et la dureté d’être là : « Impolitesse du public : durant tes plus périlleux mouvements, il fermera les yeux. Il ferme les yeux quand pour l'éblouir tu frôles la mort... ». C’est cette dureté-là qui est constitutive de l’artiste, qui est à a fois son danger et son essence ; c’est sur ce fil qu’il existe : « Je ne serais pas surpris, quand tu marches par terre que tu tombes et te fasses une entorse. Le fil te portera mieux, plus sûrement qu'une route... »

Est-ce le temps qui fait à l’affaire ? Un siècle s’est écoulé depuis la naissance de Jean Genet : père inconnu, abandonné par sa mère, subjugué par le vol qu’il ne cessera de mythifier, puis la prison, la légion étrangère, des premiers écrits censurés pour pornographie, fasciné par la beauté du mal… L’aura-t-on résolu cette tension en ouvrant théâtres et publicité à celui qu’on avait mis auparavant en prison ? La reconnaissance est aujourd’hui évidente, comment en serait-ce autrement ? Mais on y perd, par là même, une violence originelle, une intransigeance qui fait dire à Genet : « Mon petit Franz ne commets jamais de geste sans beauté. On en souffre trop de vivre dans la laideur des gestes étriqués. » N’est-ce pas là le danger de résoudre cette tension, n’est-ce pas superbement l’ignorer et s’ignorer ?


"Le Condamné à mort et autres poèmes" Jean Genet, Gallimard, 5€, pour une lecture de ce texte par Mouloudji, cliquez ici.
"Journal du voleur , Suivi de Querelle de Brest et de Pompes funèbres" Jean Genet, Gallimard, 30€
"Le Funambule" Jean Genet, L'Arbalète, 12€
"Lettres eu petit Franz" Jean Genet, Le promeneur, 13€

mardi 16 novembre 2010

L'Orientalisme en Europe : les Amériques du XIXe

Il est des découvertes physiques, comme celle de l'Amérique en 1492, et intellectuelles, comme celle de l'Orient au XIXe. L'exposition sur l'Orientalisme en Europe présentée dans les musées royaux de arts de Belgique (Bruxelles) jusqu'au 9 janvier illustre l'engouement qui accompagna cette découverte.

Du titre de l'exposition De Delacroix à Kandinsky, il faut surtout retenir le premier nom, "Delacroix", Kandinsky ne faisant que fermer la visite par son tableau de 1909 intitulé Improvisation III. Cette œuvre, qui relève de ses premières périodes, celles où le peintre se déleste des traits figuratifs pour adopter l'abstrait, est la réminiscence d'un séjour en Tunisie, effectué quatre ans plus tôt (1904-1905) avec sa bien-aimée Gabriele Münter. Peut-être est-ce Kandinsky, le beau cavalier allant chercher sa dame dans sa tour arabe, toujours est-il que par les touches de couleurs, le peintre semble avoir apposé sur la toile l'image mentale qu'il avait de ce séjour en amoureux hivernal... d'où, qui sait ?, l'alliance du rouge et du bleu.

Le visiteur est ici bien loin des premières toiles de l'exposition, de ces images précises que les artistes avaient pu produire en accompagnant les missions diplomatiques.
En 1798, l'expédition d'Égypte, menée par Bonaparte, transportait, outre des militaires, une armada de
scientifiques dont un des objectifs était l'étude d'un éventuel percement du canal de Suez. Quant aux troupes françaises, elles devaient s'emparer de l'Égypte, et avec elle de l'Orient, en y chassant les Anglais et les Mamelouks (sous le pouvoir ottoman). Militairement, l'expédition n'a pas fait long feu, l'armée est rapatriée en 1801 par vaisseaux anglais. Scientifiquement, on lui doit la trouvaille de la pierre de Rosette et une Description de l'Egypte publiée sous les ordres de Bonaparte (présentée au sein de l'exposition). Toute une préparation scientifique qui permettra les grandes trouvailles archéologiques, celles de Champollion ou d'Auguste Mariette, découvreur, en 1851, de l'entrée du sanctuaire de Memphis.

Ce nouveau monde qu'est « l'Orient » est alors exploité en tous sens par les artistes et l'exposition transpire bien cet engouement : les peintres dévoilent les vestiges archéologiques, l'épopée militaire (Cf. les tableaux de Jean-Louis Gérôme), détaillent les types arabes, tentent de s'immiscer dans les pré-carrés des femmes (Femmes d'Alger dans leur intérieur, Delacroix, 1847), etc. Leurs précisions cliniques s'aventurent jusque dans leurs fantasmes : cette arabie si proche est une terre sublimée de plaisirs et de volupté -celle des harems des femmes, des rêves sortis des fumées des narguilés et des Cléopâtres mortes romantiquement puisque suicidées à coups de serpents-, dont l'histoire est revisitée -les tableaux religieux se fondent dans des décors archéologiques, les vestiges de la culture mauresque sont excavés-, qui contraste en tous points avec leur Europe industrielle, positiviste et urbanisée. Il faudra attendre qu'un premier peintre se rende en indépendant en Algérie (Renoir en 1881) pour que ce romantisme paré de détaillisme s'estompe. Dès lors, les tableaux s'épurent : formes, couleurs, impressions remplacent Histoires et précisions.


En avril 2009, via l'exposition "Voir l'Italie et mourir", le visiteur d'Orsay emboîtait le pas aux artistes romantiques du XIXe lancés,
pinceaux et appareils photos en main, dans le "Grand tour" [de l'Italie] pour traquer découvertes archéologiques, richesse historique et lumière méditerranéenne. Dès les années 1820-1830, ils usaient le concept de "Rome-destination finale" en rallongeant leurs itinéraires jusqu'à Constantinople. A Bruxelles, le visiteur les suit à la trace.

NB : Très peu de textes accompagnant les tableaux, il faut penser à se munir à l'entrée du livret de l'exposition (gratuit) et à faire un tour sur le site internet, très complet.

Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 3 rue de la Régence, 1000 Bruxelles. du mardi au dimanche de 10h à 17h, fermés les lundis, le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 9 euros / 6,5 euros pour les séniors / 2,5 euros pour les moins de 26 ans.


vendredi 12 novembre 2010

André Kertész au Jeu de paume : de la naïveté à la nostalgie


La rétrospective consacrée au photographe hongrois qu’accueille le Jeu de Paume jusqu’au mois de février se déroule chronologiquement. La progression qu’a connue le travail de celui que Henri Cartier-Bresson reconnaît comme l’un de ses maîtres n’en prend que plus d’ampleur et
de sens.

Les premiers tirages des photographies d’André Kertész (1894-1985) sont minuscules, il faut s’approcher des cadres sobres qui entourent de blanc des scènes champêtres (Jeune femme portant des seaux d’eau, Hongrie, 1918), des soldats austro-hongrois enrôlés dans la première guerre mondiale ou des enfants tziganes miséreux. La petitesse de ces clichés, les plus anciens d’ André Kertész, alors même qu’il n’est pas encore un « pro » (et il s’en défendra toujours), les fait plus précieux.

D’autres tirages, plus grands, révèlent déjà qu’elle est sa conception de la photographie : « Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues ». Des images qui semblent sortir d’un lointain rêve, son frère Jenö y figure sur les plus significatives, ainsi en est-il de la photographie qui annonce l’exposition « Nageur sous l’eau », une image à la beauté cinématographique qui date de 1917 ! Une autre de son frère capte un le reflet de son visage sur l’eau (Mon frère Eugène à Duna Haraszti, Hongrie, 1919), vient encore illustrer l’intention du photographe : « J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens ».

Rêve et bizarrerie sans prétention
Après la guerre, voulant persévérer dans la photographie et sans opportunités en Hongrie, il rejoint Paris en 1925. Il y deviendra vite une figure de l’avant-garde de la photographie : ombres portées, détails grossis et jeux de miroir (déformants), voici quelques-unes des techniques par lesquelles Kertész exprime le rêve et la bizarrerie sans, jamais, la prétention du surréalisme. Il revendique d’ailleurs son indépendance à l’égard de tout mouvement artistique. Il fréquente des artistes, photographie l’atelier de Piet Mondrian, fait de la danseuse Magda Förstner une superbe sculpture et compose le livre Paris vu par André Kertész. La vie qu’il y photographie passe devant son objectif, il ne les « fix/ge » pas comme en donnent le sentiment certaines photographies de Doisneau quelques années plus tard.

Etude avec une fourchette, 1928

La décennie parisienne sera aussi pour lui l’occasion d’être le quasi-initiateur du photo reportage, il travaille notamment pour l’agence VU (créée en 1928) : la photographie n’est plus la simple illustration de sujets mais le mode de les traiter. Ainsi en va-t-il pour Kertész avec, entre autres exemples, le reportage sur le moines de la Trappe de Soligny.

Danseuse burlesque, 1926

1936 - 1985 : New York
En 1936, André Kertész part pour New York avec sa femme Elisabeth. Là, la guerre qui empêche le photographe étranger qu’il est de travailler comme bon lui semble, l’incompréhension que suscitent certains de ses travaux le contraignent au « travail d’esclave » des commandes de magazines. Son espace d’expression est celui de la ville : un nuage égaré dans un ciel clair manque de cogner un gratte-ciel nous dit la désolation de l’artiste. La ville de New York n’en est pas moins présente, il est vrai, souvent au prisme de sa mélancolie européenne.

Nuage égaré, New York, 1937

La dernière série, touchante, que propose l’exposition du Jeu de Paumes est celle de polaroïds. From my window, dédié « à Elisabeth », regroupe 53 polaroids et est publié en 1981. Sa femme, disparue depuis quelques années, revient à la faveur d’un petit buste de verre : André Kertész en fait le sujet d’une série d’où émanent la tristesse due à l’absence de l’être aimé et l'apaisement d’un soleil couchant et d’une fin de vie. Disparu en 1985, celui qui se voulait un éternel amateur, semble avoir sa vie durant gardé la tendresse suffisante qui fait que la vie ne cesse d'impressionner.




Rétrospective André Kertész, Jeu de Paume (Concorde) jusqu'au 6 février 2011

samedi 6 novembre 2010

Siri Hustvedt est "La femme qui tremble"

Déjà, de nombreux papiers ont salué le dernier ouvrage de Siri Hustvedt, La femme qui tremble, sous-titré Une histoire de mes nerfs. Point besoin donc de refaire la démonstration d’un livre original où références scientifiques se mêlent intelligemment à l’émotion. L’auteur elle-même exprime à un moment l’importance capitale de l’émotion dans la qualité du raisonnement.

La femme qui tremble n’est pas un roman. On pense tout de même aux Yeux bandés (1993) qui posait la question crue de l’identité (qui suis-je ?) au travers de l’histoire d’une jeune femme qui se travestit : changeant de sexe pour quelques heures, n’en est-ce pas moins elle ? Dans son dernier ouvrage, la question se pose pareillement du point de vue de la douleur et de la maladie : sont-elles miennes ? Siri Hustvedt a tremblé une première fois alors qu’elle entamait un discours préparé en l’honneur de son père disparu deux ans plus tôt. Cet épisode va se répéter. Depuis petite, elle a connu différents troubles, migraines et autres maux psychosomatiques, sans que jamais elle ne trouve leur raison. Son tremblement va être l’opportunité d’une nouvelle quête intérieure.

L’Occident, depuis Platon, a fondé la dichotomie entre corps et esprit. Il en provient des questionnements insensés qui pourrait se résumer dans cette unique question : qui suis-je ? Suis-je plus mon corps ou mon esprit ? L’un ou l’autre est-il plus significatif, plus essentiel à mon identité ? L’enquête que constitue l’histoire de la femme qui tremble s’engouffre dans ces questions fortes et abordent tant d’explications, d’ordre biologique, scientifique, psychanalytique, philosophique ou mystique.

Ce questionnement existentiel pose évidemment la problématique du langage. Et pour cause, n’est-il pas le lien même entre corps et esprit, entre matière et pensée. C’est le medium de la psychanalyse, verbaliser un intérieur, pouvoir le posséder et non l’inverse. Pourtant, tout commence sans le langage, le lien entre la mère et son enfant pose les termes d’une confiance : « Nos vies commencent par un dialogue muet et, sans lui, nous ne grandirions pas » (p.109). Plus tard, le transitivisme se définit comme un impossible qu’il n’y ait pas un autre qui ne soit pas soi-même. Reste alors le phantasme d’un lien sans communication, d’un sentiment religieux, océanique dirait Freud, de faire un avec le monde. Mais il faut faire le deuil de cette mystique : « on ne peut retrouver la prime enfance » (p.181) et reconnaître en même temps l’existence d’un non dicible. Ludwig Wittgenstein le dit : « Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique », et par conséquent : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». A rebours de ce miroir aux alouettes (le même que celui de Lacan), il s’agit de s’identifier à soi-même. Siri Hustvedt, au terme de sa quête, admet que la femme qui tremble fait partie d’elle. Grandir est peut-être comprendre cela, adopter une autre perspective : « Je souffre moins parce que perception de la douleur et la signification que j’y attache ont changé » (p.202). Il n’est pas question d’accéder à un moi tout puissant qui avance sans doute dans l’existence.

En conclusion, il faudrait citer D.W. Winnicott que reprend Siri Hustvedt : « Se réfugier dans la normalité, ce n’est pas la santé (…). A un moment ou à un autre, il nous arrive à tous de tomber en morceaux et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose » (p.96). C’est exactement la raison pour laquelle, aucun spécialiste de biologie ou psychologie, aucune mystique ne peut lui révéler qui est la femme qui tremble, personne ne détient la réalité de son identité, mieux qu’elle et même si bien sûr elle ne sait pas encore : « Il me semble que parfois retourner en arrière signifie aller de l’avant. La quête de la femme qui tremble me fait tourner en rond, car, tout compte fait, c’est aussi une quête de perspectives pouvant éclairer qui et ce qu’elle est. » (p.88).

La Femme qui tremble, Une histoire de mes nerfs. (The Shaking Woman or A History of My Nerves), de Siri Hustvedt. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 22 €

vendredi 29 octobre 2010

« Solutions locales pour un désordre global » : du (bon) grain à moudre

Le film de Coline Serreau sur les agricultures intensives et biologiques sort en DVD le 2 novembre.

Qu’ils soient économistes, agronomes, ingénieurs, militants ou paysans, les histoires racontées par les multiples interviewés de Coline Serreau commencent de la même façon : à la suite des deux guerres mondiales, les vendeurs d’armes chimiques et de machines se sont reconverties à l’agriculture. La révolution agraire qui s’en suivit, prétendue nécessaire pour épargner les famines aux hommes, a asséchée les sols comme les paysans des quatre coins du monde. Ces derniers étaient désormais liés aux industriels de l'agro-alimentation qui leurs vendaient des produits et des semences dont,jusqu’ici la terre, généreuse et «maternelle», avait toujours su se passer. Certains d’entre eux ont avalé ce qui les avaient déjà tué économiquement : pesticides, insecticides et fongicides. Cependant, pour les Etats-Unis, cette Révolution « Verte » qui rendait la planète plus jaune était un argument sans pareil pour contrer «les rouges» : votre système collectiviste est hors de propos, pour nourrir les hommes il suffit du progrès technique. En réalité, l’argument sanitaire masquait une soif économique inassouvissable.
Depuis, (les années 70 ?) de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer cette triple spoliation du vivant :
- spoliation par les industriels tels Monsanto qui le brevètent ou qui, via les pouvoirs publics, imposent aux agriculteurs de ne faire pousser qu’un nombre très restreint de variétés et font du plaisir gastronomique un jardin d’Eden perdu ;
- spoliation de la terre par les grandes exploitations, lesquelles semblaient jusqu’ici être les seules à pouvoir résister face à cette marchandisation ;
- spoliation de la planète aux hommes par les effets de la Révolution Verte qui détruisent les espèces et transforment la bonne terre, graine de « couscous », en « béton ».

Le film laisse à entendre certaines de ces voix :
- celle de Vandana Shiva, physicienne et l’une des chefs de file des écologistes de terrain. Elle plaide et agit pour un retour aux méthodes et aux recettes de grand-mères face à une agriculture «masculine » et destructrice ;
- Pierre Rabhi, ouvrier agricole devenu l’un des pionniers de l’agriculture biologique. Il appelle ruraux ou citadins à redevenir autonome, soit en cultivant leur jardin, soit en se ravitaillant auprès de petits producteurs, afin de construire «des ponts» au-dessus d’un système qui nous ôte ce qui est à la fois notre devoir et notre droit : nous nourrir nous-même.
- Lydia et Claude Bourguignon, respectivement maître ès sciences agroalimentaire et ingénieur agronome. Ils ont quitté l’Institut national de recherche agronomique (Inra) suite à un désaccord sur les orientations de cette institution pour créer leur propre laboratoire (le Laboratoire d’Analyse Microbiologique des Sols). Ils prônent les rotations de culture et rappellent l’importance de faire cohabiter forets, élevage et agriculture.
- -Dominique Guillet : fondateur de l’association Kokopelli qui préserve les graines anciennes afn de lutter contre la confiscation de semences par les industriels. L’agriculteur Philippe Desbrosses fait de même. Il est pionnier de l’agriculture biologique en France.
- Joao Pedro Stedile, économiste brésilien et l’un des membres fondateurs du Mouvement sans terre ;
- Serge Latouche, économiste théoricien de la décroissance. Il rappelle qu’au rythme où les Occidentaux consomment, bien plus d’une planète serait nécessaire.
- Paysans brésiliens, indiens, français, etc.
Ces voix dénoncent et présentent des solutions. Elles prouvent que l’agriculture biologique est, finalement, bien plus rentable que l’intensive, puisque son bénéfice est d’ordre économique, écologique, esthétique et humain…
…afin que le spectateur, urbain, rural, agriculteur ou non, se mette à manger autrement. Un film non seulement à voir, mais à diffuser. Absolument.

Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau, avril 2010, 1h53
Sortie en DVD le 2 novembre.


Pour en savoir plus : le site du film.

mardi 26 octobre 2010

« N'omets pas de leur parler d'amour » : les ponts de Mathias Enard

Sur la voûte de la chapelle Sixtine, le doigt du créateur ne touche pas celui de l'homme auquel il vient de donner la vie. Adam a le visage d'un poète turc, prétend l'écrivain Mathias Enard ; Mesihi de Pristina serait ce poète. Il est mort pauvre en 1512, époque à laquelle Michel-Ange concluait la chapelle. De Michel-Ange on a beaucoup parlé, de la chapelle et de dieu aussi, les manuscrits de Mesihi sont dans les bibliothèques de Vatican et de Vienne. Mais d'une éventuelle rencontre entre l'artiste toscan et le calligraphe et poète ottoman bien peu... Pour l'inventer, l'orientaliste Mathias Enard se base sur un fait bien réel : invité à Constantinople, le jeune Michel-Ange a esquissé un projet de pont pour la Corne d'or qui n'a jamais vu le jour. Cette occasion -ou cette oeuvre- manquée, l'auteur la saisit comme une opportunité pour raconter les débuts d'un jeune génie, son amour de la plastique des corps, ses batailles pour obtenir des contrats (notamment de la part du pape Jules II), son énergie insondable que recouvre une frustration toute aussi immense, une incapacité d'aller à la rencontre des autres, des femmes, qui s'explique par trop d'absorbement dans les objets à contempler et à créer, et qui sera résolue, dialectique salvatrice, par la création. Ainsi, le doigt de dieu serait celui de l'esthète orgueilleux, de l'ami insatisfait qui n'arrive à toucher la chair que par l'intermédiaire de ciseaux, crayons ou plumes.

De retour de Zone (Actes Sud -prix du livre Inter 2009), œuvre magistrale sans point qui se lit comme elle semble avoir été écrite -en un souffle-, Mathias Enard nous offre en cadeau ce précieux conte où se rencontrent, dans la ville des carrefour,s génies italiens et turcs. Comme dans Zone, il bâtit des ponts entre les rives méditerranéennes sur lesquels il fait passer vers, intrigues, amoureux secrets, sultans, singe et éléphant...

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, de Mathias Enard, Actes Sud, 153 p., 17 euros.

Zone est sorti en collection Babel (poches d'Actes Sud) en août 2010, 528 p.

dimanche 24 octobre 2010

L'or des Incas, des Chimus, des Mochicas, de Sican, etc...

L'Eldorado que cherchèrent les explorateurs européens existait bel et bien, il se nichait dans les jardins du temple de Coricancha (temple du Soleil) à Cuzco : les massifs y étaient garnis de morceaux d'or fin, des bassins et des vases étaient façonnés de ce même métal et incrustés d'émeraude. La Pinacothèque (Paris 8e) expose quelques pépites du trésor des Incas et des civilisations qui les précédèrent. Une collection riche mais mal organisée...

Le Candide de Voltaire découvre au chapitre XVIII de son conte "l'Eldorado" : reste du pays des Incas que leurs descendants ont préservé des Espagnols. Le Macchu Picchu n'était pas encore connu des Européens au début du XVIIIe siècle mais Voltaire décrit son Eldorado comme « inaccessible », « entouré de hautes montagnes » et de dangereux rapides. Le chanceux Candide réussit pourtant à y entrer et à en sortir chargé de « cailloux et de boue» [comprendre : d'or]. Malheureusement, il perdit bien vite ses pépites dans les précipices...
Les colons espagnols ne surent guère mieux profiter du butin américain : les économistes s'accordent à dire que les richesses rapportées du Nouveau Monde engluèrent l'économie de la péninsule ibérique. Dormant sur ses lingots, la première puissance européenne décrépit dès le XVIIe siècle.

L'exposition de la Pinacothèque rassemble plus de deux cent cinquante pièces provenant des civilisations incas, mais aussi chimus, mochicas, sican, huari, soit des peuples qui pendant deux mille ans peuplèrent le Pérou actuel, l'Equateur, la Bolivie, le Nord du Chili et de l'Argentine. Les Incas n'étaient guère plus doués en tissage, en orfèvrerie ou en poterie que les autres. Simplement, ils furent les derniers à conquérir et à unifier le territoire avant l'arrivée des Espagnols. En bons derniers, ils récupèrent les inventions et les talents de leurs aînées pour construire une civilisation dorée, luisante et aussi fugitive qu'une météorite (1400-1533). Les chroniques des conquistadores la rendirent célèbre.

L'or comme alpha et oméga de la légende inca
Afin de mettre en lumière ce « syncrétisme », la Pinacothèque utilise l'or comme accroche. Dans un univers inca divisé en trois -le ciel, le monde des hommes et celui des défunts-, le précieux métal servait d'intermédiaire : sueur du soleil, donc du dieu le plus puissant, il lui était rendu par des cérémonies et dans les temples ; il protégeait les pectoraux des vivants comme ceux des morts (cf. la tombe du Seigneur de Sipan, tombe moche découverte en 1987 qui recelait une quantité considérable de métaux précieux). Sous forme de bijoux, l'or symbolisait la vassalité des notables vis à vis de l'Inca : ce dernier les récompensait par des parures qui ne pouvaient être portées qu'avec son autorisation.
En capturant les orfèvres chimus (« civilisation » dont l'apogée précéda celle des Incas) pour leur faire travailler le précieux métal à Cuzco, les Incas volaient, avec leurs doigts, leur or.
Francisco Pizarro conquit le Pérou pour son or en ayant au préalable pris soin d'amplifier la rumeur selon laquelle un eldorado existait dans la région. Ainsi, il put se faire financer son expédition par les rois Espagnols.
Pizarro demanda à Atahualpa, l'empereur Inca qu'il captura, tout son or en échange de sa vie. Le souverain fit venir sa fortune des quatre coins du pays. Il fut exécuté afin que la totalité de la rançon ne fut versée. Des marins qui ramenaient une partie du trésor par le lac Titicaca auraient, furieux de cette trahison, fait couler leur cargaison. De là, serait née la légende d'un trésor inca perdu.


Force et failles de l'exposition
Une partie de ce trésor brille devant les yeux des visiteurs parisiens. Mais comme le traître Pizarro, les avaricieux espagnols, peut-être comme les Incas face à Chanchan (la grandiose capitale chimu dont les ruines se visitent aujourd'hui depuis Trujillo [au Pérou]), en tous cas comme Candide, le commissaire et son équipe ont perdu beaucoup de pépites en route : dorée, l'exposition est mal présentée, presque brouillonne. La première partie redore le blason des civilisations pré-incas, toutefois les cartes synthétiques qui auraient pu accompagner des textes bien denses se trouvent un étage plus bas, à côté d'un paragraphe sur les bijoux... Certaines vitrines mériteraient des explications qui ne manquent pas à l'historien puisque le visiteur les trouve dans les guides de l'exposition.

Ainsi ce pense-bête présenté en première salle fait l'effet d'un grand collier de cordes nouées. Il s'agit en fait d'un quipu ("noeud" en quechua), boulier permettant de véhiculer d'un bout à l'autre d'un Empire sans écriture des informations militaires, statistiques ou administratives. Ce pense-bête n'a rien d'Inca, lit-on dans le hors série publié par le Figaro : des quipus datant de 2000 av JC ont été retrouvés dans la citadelle de Caral (N. de Lima). Là encore, le génie des Incas fut de récupérer et centraliser les outils de plusieurs civilisations. Et ce fut cette optimisation qui se révéla être leur véritable or. Quant à l'exposition, plus brillante qu'enrichissante, elle n'est qu'une porte d'entrée dans le temple.


Jusqu'au 6 février 2011 à la Pinacothèque (métro Madeleine).
Tous les jours de 10h30 à 18h. Mercredi jusqu'à 21h.
Tarifs : 8 euros pour les moins de 25 ans et les étudiants / 10 euros

A lire : le hors-série du Figaro, L'or des Incas, 7,90 euros

Les Incas, de César Itier, Guides Belles Lettres des civilisations, 214 p, 17 euros




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mardi 12 octobre 2010

Les invités, de Pierre Assouline : sortie en poche

Une plongée dans la “bonne” et haute société parisienne... ou comment Pierre Assouline démontre que le mot “bon” ne peut être pris, dans cette expression, dans toutes ses acceptions. Drôle, mais un peu longuet et surtout facile.

Ce soir, Sophie du Vivier, baptisée “Madamedu” par sa bonne Sonia, reçoit. Au fond rien d’extraordinaire, Madamedu est rompue à ce type d’exercice, l’atteste son classeur qui garde en mémoire, via menus et plans de tables, ses précédents dîners. Pour autant le défi est toujours aussi excitant : il faut varier les mets d’une fois sur l’autre, ne jamais resservir à un invité la même couleur de nappe, penser les invitations en fonction des histoires, des caractères et des métiers des convives, et surtout, surtout, savoir placer... Ah ! le fameux art du placement qui prend en compte autant les psychologies, les affinités, la largeur réglementaire due à chaque invité (60 cm), les précédents placements, etc... Madamedu tourne et retourne ses bristols cherchant, telle une mathématicienne, la combinaison optimale pour rendre cette soirée légère, inoubliable et utile à son mari sur le plan des affaires.

En un dîner, l’auteur évoque, derrière l’élégance des salons et la finesse du couvert, les lourdeurs d’un monde qui évolue dans la minuscule chasse-gardée qu'est le quartier de l’église Sainte-Clotilde, village du 7e arrondissement où l’on naît, grandit et meurt selon des rites particuliers.
Avec humour, Pierre Assouline nous initie à ces codes ainsi qu'aux mentalités qu’ils forgent, lesquelles fondent en général une philosophie de l’exclusion, une méconnaissance des autres franges de la société -notamment celle d’origine immigrée- qui n’a d’égale, pour cette vieille artistocratie reclassée à force de classes prépas et d'optimisation des carnets d'adresses, qu’une grande maîtrise des usages républicains (comprendre ici non de la Res Publica mais le microcosme des “Hauts fonctionnaires”).

On reprochera à l’auteur de rapidement tomber dans la facilité, et l’on ne cessera d'attendre
ce que nous annonçait la critique littéraire : ce “Festen”, cet éclair de vérité qui se laisse désirer au fur et à mesure des pages pour n'émerger qu'avec peine, ou tout du moins de manière trop diffuse (l’explication de l’attitude de Christina est trop légèrement amenée). A croire que Pierre Assouline est comme les personnages qu’il dépeint à grands et caustiques traits, un élégant dandy survolant la surface des choses, et balayant le tout d’un revers de main, sans prendre le temps de plier sa serviette (ce serait mal poli, wouldn't it ?). Drôle, le roman n’en reste pas moins “
facile”.

Les invités, de Pierre Assouline, folio poche, 201 p.


"En la contemplant, on ne voyait plus que ça. Ce paquet de lèvres déjà vu et revu, modèle déposé et breveté, une horreur. Disparus la profondeur du regard, la petite fossette au creux des joues, l'éclat des dents, la courbe mutine du nez. Ce monstre de lèvres gâchait tout ce qui l'entourait. Impossible de s'en détacher, il aimantait le regard avant de provoquer le dégoût. Mais qu'est-ce qui les poussait tout à en faire autant ? L'accablant esprit moutonnier de la mode ? Mais on ne change pas de lèvres comme de chaussures. On les garde longtemps." p 42.

dimanche 3 octobre 2010

D'autres vies que la mienne, d'E.Carrère : sortie en poche

D'autres vies que la mienne, le roman d'Emmanuel Carrère sorti en 2009 chez POL est apparu sur les tables des librairies le 30 septembre dernier en Folio. Un roman français très émouvant (il a reçu le Prix Marie-Claire du roman d'émotion !:-).

Jeanne, petite française de quatre ans, a été emportée par la vague qui a dévasté en 2005 l'Indonésie, le Sri Lanka, le Sud de l'Inde et la Thaïlande. Ses parents, qui étaient au marché quelques mètres plus haut, en sont rescapés.

Juliette, juge d'instruction à Vienne, meurt d'un cancer, laissant Patrice, son mari rêveur dessinateur de bédés, et leurs trois petites filles.

Les deux événements n'ont aucun rapport direct si ce n'est qu'Emmanuel Carrère, qui en fut le témoin, a été chargé de les mettre en mots. Il aurait pu en faire deux récits. Il en a tiré un roman à la problématique discrètement et finement ficelée : entre les événements extérieurs qui écrasent littéralement les personnages (un tsunami, un cancer) et leur héritage social et familial, de quel part de liberté disposent-ils ? Juliette n'en est pas à son premier cancer, 16 ans auparavant, alors qu'elle n'était qu'adolescente, elle souffrait déjà d'une maladie qui lui a laissé comme souvenir des jambes infirmes. Sa vie de femme saine (avec béquilles) n'a été qu'une parenthèse, un souffle, durant lequel elle a mis son énergie à juger des affaires a priori sans importance (problèmes de logements et de sur endettement) dans la lointaine banlieue de Lyon.

Du point de vue d'un romancier parisien qui s'apprête à tourner son premier film (tiré de son livre, La Moustache) et se dit rongé par une angoisse abyssale symbolisée par un renard, la vie de sa belle-soeur est une « petite » vie, courte, provinciale, grise. Cependant, l'enquête qu'il mènera sur Juliette à la demande « des autres » le mènera sur deux pistes parallèles : celle d'une femme malade dont le nom ne sera qu'à peine imprimé dans un Dalloz, et la sienne, celle d'un auteur narcissique un brin prétentieux qui fut malheureux -personnage dépeint avec une tendre ironie. De cette double exploration, il tirera une conclusion existentialiste : si entravés sommes-nous par les tsunamis, les traumatismes des décès, les renards et les rats, nous gardons un éventail de possibilités parmi lesquelles il nous faut choisir avant d'« occuper » pleinement cette place que nous avons choisie.

A cette conclusion, le lecteur parvient après avoir accompagné Juliette, Etienne, Patrice, Philippe, Delphine, dans leurs maisons de banlieues autour d'un café, à côté des petites dessinant des princesses et des chevaliers, dans les bureaux du tribunal civil, dans une chambre d'hôpital ou au coin du feu, avec un grand cru bourguignon en main et les Rolling Stones en fond... il y parvient après avoir vécu et mourut avec eux, soit au terme d'un chemin des plus pathétiques qu'il trace dans une langue simple et modeste, au style indirect libre, et c'est ce paradoxe qui en fait un grand romancier...: nous faire verser des larmes et des rires des récits de nos quotidiens tout en en tirant, en pointillé, des leçons philosophiques.

« L'image du rat, cependant, m'est familière. Sauf que l'animal qui me ronge, moi, de l'intérieur, c'est un renard. Le rat d'Étienne provient de 1984, mon renard de l'histoire du Spartiate qu'on étudiait en cours de latin. Le petit Spartiate avait volé un renard qu'il gardait caché sous sa tunique. Devant l'assemblée des Anciens, le renard s'est mis à lui mordre le ventre. Le petit Spartiate, plutôt que de le libérer et ce faisant, d'avouer son larcin, s'est laissé dévorer les entrailles jusqu'à ce que mort s'ensuive, sans broncher. » p135.

D'autres vies que la mienne, E. Carrère, Folio, 334 p.

NB.: Philippe Lioret, le réalisateur de Welcome, commencera à tourner une adaptation "très libre" de ce livre dans les semaines à venir.

jeudi 30 septembre 2010

Le "Mystère" des hommes et des dieux

Plus de trois semaines après sa sortie (le 8 septembre) Des hommes et des dieux, Grand Prix de Cannes 2010 enregistre au box office plus de 1,4 million d'entrées. Soit mieux qu'Un prophète, Grand Prix de Cannes 2009 (plus de 500 000 spectateurs en 15 jours). Comment un film à la mise en scène relativement simple ponctuée des chants sortis des gorges de sept hommes en robes de bure peut-il autant séduire ?

L'idée de porter à l'écran les dernières années des moines trappistes de Tibhirine est celle du producteur, Étienne Comar. Sans dire que le scénario était de lui, il l'a fait lire à Xavier Beauvois pour lui demander si l'histoire lui semblait "vendable". Le réalisateur lui a fait savoir son intérêt ; il avait déjà à son actif plusieurs films à résonance "christique". Non par foi, simplement parce qu'il '[fait] des films sur des sujets [qu'il] ne comprend[s] pas très bien". Alors pour comprendre, il est parti vivre avec les comédiens dans la communauté de Tamié, il a lu les lettres laissées par les moinées morts en 1996 et l'enquête de John Kiser, Passion pour l'Algérie : Les moines de Tibhirine. Les lettres ont servi à forger les dialogues et le texte d'adieu du père prieur, écrit dans une langue d'une grande pureté, est le point final de l'œuvre. L'on comprend alors que la communauté monastique, implantée depuis la fin des années 30 au dessus du village le protégeait en s’y fondant : le Frère Luc soignait et distribuait patiemment médicaments et vêtements, ses confrères écrivaient pour les villageois, enseignaient, priaient, participaient, anoraks noyés dans la foule, aux cérémonies musulmanes. Ils partageaient tout jusqu'à la peur des terroristes lorsque ceux-ci ont commencé à ensanglanter la région dès 1993, laissant aux bords des routes des hommes et des femmes aux gorges tranchées et la colère de l'armée. Commence alors le long cheminement des moines pour savoir s’il faut partir ou rester, un Golgotha qui après les diviser les unira en une [cène] portée par une œuvre profane, Le lac de cygnes de Tchaïkovski. Au final, peut-on comprendre... ce qui a poussé ces moines à donner leurs vies ? Leur foi œcuménique emmenée, d'après ce film, par celle, trop folle ou trop sage, du père prieur (des dieux), alliée à une immense empathie pour leurs frères du village (des hommes) ? Mystère de la foi,ou de la psychologie humaine, peut-être est-ce cet abîme, et ce qui en résulte, le don de soi, qui séduit les âmes ?



jeudi 23 septembre 2010

« La fille de son père » d’Anne Berest

Dans La fille de son père, Anne Berest parle de la famille, thème maintes fois éculé et pari risqué, qui plus est pour un premier roman, mais astucieusement relevé. Bien heureusement, on échappe à la veine haineuse de Claire Castillon dans Dessous, c’est l’enfer dont la violence des propos submergeait et rendait toute analyse impossible. A l’opposé, on a un moment peur que la jeune auteur ne cède à la tentation moraliste qui voudrait que l’on soit éternellement reconnaissant à ceux qui nous ont mis au monde, peu importe la suite. Il n’en est rien, ce n’est que pour mieux rebondir et donner l’assaut final.

Tout va en finesse et en simplicité : tout d’abord, la famille n’est pas frappée à l’endroit de l’héritage qu’elle impose ou des contraintes subies inconsciemment. C’est par le prisme d’une fratrie que l’on entre dans les arcanes familiales : ce sont trois sœurs, composition finalement assez rare dans la littérature et la mythologie. Souvent les sœurs s’effacent pour devenir fille, épouse ou mère, comme si cela avait plus de sens. Et c’est cela, peut-être encore, que vient nous montrer le roman d’Anne Berest. Les trois sœurs sont les figures imposées de la famille, encore plus vraies que leur mère est morte alors qu’elles étaient encore petites filles. Elles ont été la féminité du foyer durant toutes ces années sans mère. La sœur aînée, dans un égotisme attendu, pense même que son père eut peur de la voir grandir et se transformer en femme. Elle ne saura jamais, par un secret de plus, à quel point elle se trompait.

Entre l’aînée Irène et la benjamine Charlie, la cadette nous raconte les souvenirs : lorsque les sœurs étaient comme une seule personne contre le monde et adorée de leur père, quand Charlie avouait ne pas avoir de souvenirs de sa mère et jalousait ses sœurs pour cela… Mais les années ont défilé, les titres chapitres en témoignent : l’anniversaire, la Toussaint, la Noël, la Saint-Sylvestre et le 6 août 2010, jour de l’enterrement du père. La mère a été remplacée, les sœurs ne sont plus des enfants, n’ont plus la même vie et ne se ressemblent plus. Reste leur seule rousseur, celle de leur mère, comme témoin de leur sororité. A peine nostalgique, la cadette constate cela comme si elle était résolue à grandir et savait que l’on devait se défaire de cela. Les relations ne sont plus les mêmes, plus exclusives, l’époque de l’intransigeance enfantine est bien révolue et la filiation reste. Ce texte, ni violent ni complaisant, est finalement intelligent.

"La fille de son père" Anne Berest, Seuil, 16€

Forêts, de Wajdi Mouawad : ces os qui nous font avancer

Entre le dernier ouvrage, de Jean-Baptiste del Amo, Sel, et les pièces de la trilogie de Wajdi Mouawad, la famille hante actuellement notre blog. Dans la critique de Sel (article ci dessous), elle est comparée à cette mer dont on « veut s’éloigner » mais qui nous rattrape malgré nous : « son immensité impose sa présence ». Dans Forêts, dernière pièce de la trilogie de Wajdi Mouawad qui, dimanche 19 septembre, clôturait à Chaillot une tournée internationale de 4 ans, elle est un océan.

Loup voudrait tout faire pour rayer son passé. Sa mère, Aimée, est morte de l’avoir laissée en vie. Comment vivre avec un crime qu’on ne saurait réparer parce qu'on ne l’a pas commis ? Gothique colérique, Loup en veut en monde entier, son adresse mail suffit à en attester : toutmemmerdetoutmefaischier@hotmail.com. Sa vie d’adolescente canadienne pourrait continuer tranquillement ainsi, entre colère et dégoût, s'il n'y avait pas cet pas cet os dans son histoire, ce petit os que les médecins ont extrait de la tête de sa mère et qui fut cause de sa tumeur. Monsieur Dupontel, archéologue français, tient à en savoir plus sur ce corps étranger : il semble lié à un crâne retrouvé par son père en 1946. Et Dupontel fils a fait une promesse : soulever le mystère de ce crâne sans mâchoire. Cependant, ce serment semble incompatible avec celui que Loup a formulé devant sa mère mourante : laisser sa tête tranquille et l’enterrer telle quelle. Lequel des deux sera parjure ?

L’on retrouve dans Forêts le schéma dramatique à l’œuvre dans Incendies : des jeunes personnes tombent sur des « os » qui vont les obliger à parcourir leurs généalogies. A chaque fois, pour remonter le temps, ils traversent l’océan, trouvant en Europe les racines qui les enchaînaient malgré eux à un mal de vivre mystérieux.

Sur la page d’accueil de son blog, Wajdi Mouawad compare l’artiste à un scarabée qui se nourrit d’excréments pour tirer la substance nécessaire à la production de sa superbe carapace. Cet artiste est sûrement Wajdi Mouawad, ce qui expliquerait sans doute pourquoi Incendies, œuvre la plus intime, la plus libanaise, est aussi la plus émouvante (comparée à Forêt pour le moins). Ce s artistes sont aussi tous les jeunes héros du dramaturge : les excréments, éléments naturels auxquels nous ne pouvons échapper, sont nos tares, nos héritages familiaux qu’ils nous faut sublimer afin que nos carapaces, -dans Forêts le manteau rouge de Loup- réfléchissent la lumière.

 
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