dimanche 28 décembre 2008

« Henri Cartier-Bresson, le tir photographique », Clément Chéroux

Dans la très bonne collection Découvertes Gallimard, Clément Chéroux retrace la vie exceptionnellement riche du plus grand photographe du 20ème siècle, Henri Cartier-Bresson. Quelques éléments que l'on apprend...



Les années de formation
Henri Cartier-Bresson, né en 1908, passe son enfance dans les beaux quartiers de Paris. Depuis plusieurs générations, sa famille a fait fortune dans l’industrie du coton. Dès son adolescence, Henri Cartier-Bresson développe une passion pour l’art. A 18 ans, après avoir été recalé plusieurs fois au baccalauréat, il entre l’académie de peinture d’André Lhote, autodidacte, proche des surréalistes et qui donne un enseignement extrêmement théorique et normatif, c’est par lui que le jeune Henri contracte le virus de la géométrie. C’est aussi à ce moment qu’il entre en contact avec les surréalistes. Du surréalisme, Henri Cartier-Bresson retiendra le goût pour l’intuition, l’insubordination, le hasard et surtout la primauté donnée à l’expérience.
Henri Cartier-Bresson se lie d’amitié avec un couple d’Américains, les Powel, qui pratiquent la photographie et incitent leur entourage à la considérer comme une nouvelle forme d’art. Henri Cartier-Bresson découvre la photographie en tant que nouvelle forme d’art à travers des photographes mais aussi en la pratiquant.

Henri Cartier photographe
Dans les années 30, Henri Cartier devient vraiment photographe à travers une série de voyages, il élabore un style entre pureté géométrique et fulgurance surréaliste. Après la fin de son service militaire, il embarque pour l’Afrique, une manière de rompre avec le cocon familial, la bonne société et l’enseignement de Lhote. C’est également un appel de l’aventure et du continent noir très présent dans l’imaginaire européen du 20ème siècle.
Après un voyage en bateau de 6 mois, il débarque en Côte d’Ivoire où il restera près d’un an à pratiquer divers métiers, il s’adonne de temps à autre à la photographie.

C’est en découvrant une photo de Martin Munkácsi que Henri Cartier-Bresson dira : « J’ai soudain compris que la photographie peut fixer l’éternité dans l’instant. C’est la seule photo qui m’ait influencé. » Il renonce alors à la peinture pour se consacrer à la photo. Il décide de reprendre la route, cette fois-ci pour photographier : Europe de l’Est, l’Italie, le Sud de la France, l’Espagne.





"Enfants jouant sur les rives du lac Tanganyika" Martin Munkácsi, 1930



Au printemps 1934, Henri Cartier-Bresson embraque pour l’Amérique du Sud, il s’installe dans un quartier populaire de Mexico où il vit chichement en travaillant pour des journaux locaux. Il profite de ce pays surréaliste pour réaliser des images de dormeurs, d’outres de peaux gonflées… Il est fasciné par l’omniprésence de la mort. Il restera un an au Mexique puis il entreprend son voyage à New York où il retrouve nombre d’amis de Paris des années 20.



México, Mexique, 1934


Dès le début des années 30, il envisage l’exposition comme une finalité. Un an après sa décision de devenir photographe, Henri Cartier-Bresson a sa première exposition à la galerie de Julien Levy à New York. Ses photos « antigraphiques » furent un choc alors que l’époque était habitué aux photos très précises, il est alors considéré comme un innovateur. Il commence aussi, à cette même époque à publier dans la presse illustrée (Vu, Voilà, Regards, Ce soir) et dans la presse d’avant-garde (Verve, Arts et métiers graphiques). Cela dit l’ambivalence du photographe qui ne fait pas la part entre commande et travail personnel, il est toujours à l’affût de la bonne image.

Au début de la Seconde Guerre Mondiale, Henri Cartier-Bresson est mobilisé par le Service cinématographique de la IIIème armée, dans l’est de la France, il filme la drôle de guerre avant d’être fait prisonnier. Il reste trois ans en captivité avant de pouvoir s'avader en 1943. En 1944, il photographie les ruines d’Oradour-sur-Glane puis la libération de Paris. C’est son expérience de prisonnier qui fut la plus marquante pour lui pendant la guerre, il qualifiera ces trois années de privation de liberté d’ « utiles [au] jeune bourgeois surréalisant » qu’il était.

Henri Cartier-Bresson grand reporter
En 1947, Henri Cartier-Bresson cofonde l’agence Magnum et entreprend un long voyage photographique en Amérique. Polyvalent, il est alors photographe, cinéaste, artiste et reporter. C’est également l’année où il décide de se consacrer plus exclusivement au grand reportage. Avec le poète John Malcolm Brinnin, ils entament un long circuit au travers des Etats-Unis pendant trois mois : l’un écrit et l’autre photographie. Ce voyage n’a plus rien de commun avec les déambulations poétiques de ses premiers voyages, là tout est organisé minutieusement. La guerre, la captivité, la perte de quelques-uns de ses proches, a joué dans l’évolution de Henri Cartier-Bresson, « dans l’espoir d’un monde différent ». Il devient un véritable professionnel en se consacrant au photojournalisme.


Downtown, New York, 1947



La participation de Henri Cartier-Bresson à la fondation de l’agence Magnum est un pas de plus vers cette professionnalisation, c’est la concrétisation d’un projet que tenait Capa depuis la guerre d’Espagne et qui repose sur le principe fondamental du respect des droits du photographe. Magnum est d’abord une coopérative selon le principe de l’autogestion communiste ; au lieu de travailler uniquement sur commande, les photographes fixent eux-mêmes leurs objectifs ; ils restent propriétaires de leurs négatifs. Henri Cartier-Bresson est chargé de couvrir l’Asie, un choix qui n’est pas sans rapport avec les origines indonésiennes de sa femme, Ratna. Elle l’aidera d’ailleurs à saisir certaines subtilités culturelles, sociales ou politiques. Le couple arrive à Bombay en 1947, peu après la déclaration d’indépendance, à un moment où les tensions communautaires sont exacerbées. Il sera le dernier à photographier Gandhi vivant. Life lui demande de se rendre en Chine où la guerre civile fait rage. Henri Cartier-Bresson y devient un véritable professionnel.

L’esthétique de l’œuvre
Ce sont de grands principes éthiques et esthétiques qui fondent le style Cartier-Bresson. Le photographe est lié au Leica, un appareil discret et léger qui correspond parfaitement à son rapport au monde, « Mon Leica m’a dit que la vie est immédiate et fulgurante ». Par ailleurs, Henri Cartier-Bresson est un fervent défenseur du noir et blanc considérant que la technique, à son époque, ne permettait pas de faire de bonnes couleurs. A la fois le Leica et le noir et blanc correspond à un choix artistique, il instaurait une relation de mobilité et de discrétion avec son sujet qui était rarement statique. Pour Henri Cartier-Bresson, la position physique du photographe correspond à une position éthique : ses images ne sont pas mises en scène, il veut capter des scènes fortuites, c’est aussi un refus de la « société du spectacle ». Il privilégie d’autres formes d’évidence que l’événement en lui-même et se dispensera donc de photographier sang, guerres et morts bien qu’il ait été souvent confronté à ces réalités.

La formulation théorique de cela est l’ « instant décisif », un terme qu’il utilise pour la première fois via une citation du cardinal de Retz en exergue de son livre Images à la sauvette : Ce terme désigne le moment précis où les choses s’organisent en un ordonnancement à la fois esthétique et significatif. Mais toutes ses photos ne relèvent pas de cet « instant décisif » qui a fait la fortune critique de Henri Cartier-Bresson. A la fin de sa vie, il préféra l’expression de « tir photographique » puis il comparera la photographie au tir à l’arc dans sa conception de la concentration que cela requiert.

Henri Cartier-Bresson : célébrité et postérité
A partir des années 70, Henri Cartier-Bresson ne photographie plus pour les magazines, il prépare ses nouveaux livres, sa renommée internationale ne cesse de s’accroître. Il fut le premier photographe français à exposer au MoMA, le premier vivant à exposer au Louvre, le seul à publier dans la prestigieuse collection de monographies de Tériade… Henri Cartier-Bresson est un véritable enfant prodige de la photographie. Mais cette quasi starisation produisit quelques effets pervers : il ne pouvait plus se rendre dans certains endroits sous peine d’être reconnu, lui qui avait fondé sa pratique sur la discrétion ; il y avait des jalousies parmi ses confrères ; devenant une véritable institution, il était aussi la cible de la nouvelle génération d’artistes. C’est à ce même moment que Henri Cartier-Bresson commence à marquer son désaccord avec l’orientation de Magnum, il critique sa dérive mercantile. Il renonce à sa qualité d’associé de l’agence en 1974 et abandonne à peu près en même temps le reportage mais il continue de photographier à la sauvette. Il a fait beaucoup de livres et s’occupe de la vente de ses tirages puis il revient à sa passion d’enfance, le dessin.


Henri Cartier-Bresson meurt le 3 août 1994 dans sa maison de Provence, la presse internationale lui rendra un hommage unanime, il est devenu une des grandes figures artistiques du 20ème siècle, ce qui est unique pour un photographe.



"Henri Cartier-Bresson, le tir photographique" Clément Chéroux, Découvertes Gallimard, 13,50€

Les portraits d'artistes de Doisneau

Par ce livre, Antoine de Baecque, critique de cinéma et actuel directeur des éditions Complexe, nous montre le Doisneau que nous ne connaissons pas, un artiste a photographié plus que le « monde qui se lève tôt » (les ouvriers, les Halles…) et celui qui se couche tard (les bistrots, les prostituées…).

De l'atelier à l'artiste
Quand Doisneau saisit des artistes, il les veut au travail, il veut de l’art en train de se faire, loin de l’académisme : dans l’atelier, là où ça se passe comme le disait Braque. Cette série de 150 portraits d’artistes propose une déambulation dans l’imaginaire de Doisneau qui arpenta beaucoup les ateliers de peintres. Doisneau a aussi photographié quelques cinéastes, des écrivains, des chanteuses mais, pour lui, les peintres sont les plus concrets, les plus gestuels. Ce livre est donc un témoignage sur un demi-siècle de création picturale mais aussi une manière de faire partager la passion de l’atelier.
Chez Doisneau, l’atelier est non seulement un espace de création et de travail où son regard s’affûte mais il a aussi l’effet d’une véritable cure de remise en forme : « Quand je me sens las de traînasser, je vais me refaire une santé dans l’odeur de térébenthine et le calme des ateliers ».
A l’origine, ces photos n’étaient pas destinées à être réunies, elles sont parues dans des journaux, revues et magazines entre la fin des années 30 et la fin des années 70. Des 450 000 négatifs qu’il a laissé en héritage, un certain nombre sont des commandes de revues : Action, Life, Paris-Match, Réalités, Point de vue, Regards, La vie ouvrière… Et plus particulièrement Vrai en ce qui concerne les peintres ainsi que Vogue puis l’œil. Mais la revue d’art qu’aimait le plus Doisneau était incontestablement Le Point dirigée par Pierre Betz pour laquelle il travailla de 1946 à 1954 : un célèbre reportage consacré à Picasso en 1952, puis à Braque l’année suivante.

C’est Betz qui ouvrit la porte de nombreux ateliers car le photographe était timide, longtemps poursuivi par le « trac du ratage ». C’est pourtant dans un atelier qu’il a commencé : celui de maître Vigneau, un sculpteur de talent. Pendant trois ans, Doisneau fait ses premières photos, l’atelier est donc le lieu originel de Doisneau bien plus que la rue. Comme si cette expérience originelle lui avait permis de percer le secret des peintres d’atelier : il se tient à l’écart ou dirige un geste puis capte le moment où la pose devient authentique.

Une "anthropologie visuelle de la tribu des peintres"
Les peintres ressemblent chez Doisneau à d’étranges ouvriers : César qui chasse la ferraille dans les restes de la civilisation industrielle, Braque avec cette étrange visière ressemble à un ouvrier soudeur… La plupart ont un rapport extrêmement physique à leur art. Doisneau cherche à capter ce corps qui travaille, ces peintres ont une sorte d’élégance naturelle, directe, parfois populaire.
Dans ces photographies, il y aussi ceux qui œuvrent dans l’obscurité la plus totale : ce livre est aussi donc une réflexion sur la fragilité de la destinée de l’artistes. Doisneau à une conscience aiguë de cela et il aime tout autant les marginaux de la peinture (Maurice Duval, l’atelier de misère de Lucien Genin). Des artistes comme Chaissac, à la fois génie et considéré comme l’idiot du village, dit à quel point l’artiste, « s’il est un voyant, il est un être essentiellement marginal ».

De Pablo Picasso à Gaston Chaissac
« Pour interpeller ces êtres qui planent sur les cimes, il faut une bonne dose de culot crétin, ou posséder l’autorité qui permet de devenir rédacteur en chef. »

"Les pains de Picasso", Vallauris, 1952

Picasso aura été un des meilleurs modèles de Doisneau. Quand le photographe est arrivé au rendez-vous à l’atelier rue des Grands-Augustins pour réaliser le reportage commandé par Le Point, personne ne répondit dans un premier temps. Timide mais si près du but, Doisneau poussa la porte. Il découvre Picasso, en train de déjeuner, lui propose un verre : « Un génie dans une cuisine, il y avait de quoi rester coi ». Comme il y avait ces pains en forme de mains, Doisneau a demandé la pose au peintre qui s’est prêté au jeu. C’était facile avec Picasso car il improvisait avec le moindre accessoire, il possédait le sens du mime.



Gaston Chaissac photographié par Robert Doisneau

Né en 1910 à Avallon d’un père cordonnier et d’une mère fille de marchands ambulants. Gaston Chaissac, de santé fragile, quitte l’école à 13 ans et travaille comme apprenti. Lors d’un séjour à Paris, il rencontre les peintres Otto Freundlich et Jeanne Kosnik-Kloss, cela marque le début de sa vocation artistique. Il vit à l’écart du monde et se consacre uniquement à sa peinture. Dans le village de Vendée où il s’est installé, il ne rencontre qu’incompréhension mais il entretient une correspondance abondante avec des artistes et des intellectuels comme Jean Dubuffet (qui l’associe à l’Art Brut). Avec lui, Doisneau n’a jamais parlé « du désir de survivance qui est souvent source d’énergie pour les singuliers de l’Art », Doisneau dit utiliser ce même moteur.

Doisneau, portraits d’artistes » Antoine de Baecque, Flammarion, 45€
Les extraits de texte de Robert Doisneau sont issus de "A l’imparfait de l’objectif" dont le texte intégral est disponible dans la collection Babel des Editions Actes Sud.

mercredi 24 décembre 2008

"L'incendie du Chiado", François Valléjo

Dans son dernier roman, le lauréat du Prix Inter 2007, met en scène un huit clos autour de cinq personnages, se délectant dans une fine peinture des rouages des relations humaines. C’est à partir de ses propres souvenirs que François Valléjo, qui assista à l’incendie qui ravagea le quartier historique du Chiado le 25 novembre 1988, a imaginé ce huit clos psychologique.

Une préfiguration d’une société nouvelle
L’incendie du Chiado est un chaos, un monde avant l’intervention créatrice de Dieu. Les cinq personnages du huit clos se sont pris au piège volontairement, ils ont pris la décision de ne pas sortir ou sont incapables de le faire. L’incendie a réveillé en eux de vieux traumatismes , ils préfèrent fuir le vieux monde et rester dans le chaos. C’est d’ailleurs le projet explicité par le mystérieux Juvenal Ferreira qui veut accélérer la perte d’un ancien monde pour une régénérescence, pour cela il mettra chacun face à ses propres faiblesses et contradictions.
Dans un contexte hostile et menacés par ceux qui veulent les secourir, les cinq sont obligés de s’organiser et de se supporter. Un repas partagé et largement arrosé sera le point d’orgue d’une fraternité naissante, Ferreira fait alors parler ses camarades et les confidences de chacun mettent alors vite à mal cette nouvelle fraternité. Composer une communauté nouvelle n’est pas simple, il faut composer avec les individus et leur passé. Et Ferreira de conclure : « La fraternité s’épuise vite ».
Ferreira, qui se dit à l'origine du chaos, est justement le moteur de cette cellule de gens hors du monde : il estime que les quatre personnes restées volontairement dans l’incendie sont dignes d’un nouveau monde. Ferreira est ce personnage charismatique qui exerce un pouvoir sur les autres : il arrive à les faire parler et à les convaincre de ses plus folles idées, de son discours assez extrémiste (la doctrine de Salazar était « l’Estado Novo »). Ferreira dit à ses compagnons qu’il veut les aider, il serait porteur d’un « secret », d’une vérité. Ainsi, ce ne serait pas un hasard qu’ils se soient retrouvés tous les cinq dans ce même lieu, ils doivent maintenant mener une existence différente.
Cette microsociété est aussi le théâtre d’un renversement de valeurs : le vieux Carneiro, resté dans son quartier pour protéger la propriété, n’hésite pas à investir la demeure de son ami Soares, il finira par piller la propriété ; Agustina prend un bain de vin ; ils se sentent absolument libres, affranchis de tout regard humain ; Ferreira voudrait qu’il se débarrasse de leur vocabulaire qui sont leurs références du monde d’avant et donc de leurs jugements d’avant : « Si vous aviez un peu de courage, vous brûleriez les mots trop commodes » (p.159) Mais l’omniprésence du passé de chacun, qui fonde d’ailleurs leur présence dans l’incendie, rend impossible cette nouvelle société.

Le poids du passé
Les personnages ont trouvé refuge dans l’incendie pour fuir le passé sauf peut-être Juvenal qui y est justement pour mieux retrouver une sensation passée de pouvoir. Ils prétextent d’abord être restés par amour (amour de son quartier, amour de son métier, amour maternel…) mais l’obsession du passé est là : le vieux ne veut pas revivre l’humiliation de Salazar en ayant à dormir devant d’autres personnes, Eduardo ne veut pas revivre son incapacité à prendre de bonnes photos, Agustina ne veut pas affronter la mort de sa fille, le Français ne veut pas affronter le passé trouble de son père. Et c’est le but de Ferreira que de vouloir les débarrasser de leur passé qui les empêche de vivre, qui les empêche d’être libre. Et sa méthode pour cela est de les faire parler, à la façon psychanalytique : faire parler du passé pour s’en guérir.
Ferreira pense aussi que l’on doit connaître le passé, les obsessions des gens avec qui l’on est, et que c’est « une fausse politesse » que de vouloir l’ignorer : « Est-ce que ce ne serait pas mieux d’être simplement là, ensemble, sans chercher à savoir avec qui on est ? Le passé ne regarde que celui qui l’a vécu, il n’est pas toujours glorieux. On l’arrange sa sauce, c’est plus commode. Laissez-nous mentir tranquillement. » (p.155)
Pour Ferreira, la destruction du passé est la condition nécessaire au bonheur : « Il fallait que le passé n’existe plus. Si le passé n’existe pas, il est possible d’être heureux et pur. » (p.165). Cependant la destruction du passé semble impossible et même si c’est pour se construire le passé qui nous arrange, comme le fait le Français. Ainsi est évoqué la réunion des anciens colons portugais qui se réunissent pour une interminable nostalgie. Le passé, même s’il n’existe plus réellement, fonde l’histoire de chacun et reste donc présent.

La quête
Certains personnages sont en quête de quelque chose de personnel : Agustina, dans sa folie, cherche sa fille et le Français cherche des réponses sur le passé de son père. Et même Ferreira qui dit ne plus rien chercher, lui est à la recherche de la sensation qu’il a connue au Mozambique quand il a mis le feu aux propriétés, cette sensation de pouvoir absolu.
Mais tous sont dans la fuite, et c’est peut-être pour cela que cet incendie les arrange : « C’est fou le nombre de gens auxquels une catastrophe fait plaisir. C’est la satisfaction des victimes. » (p.141) Agustina fuit la réalité de la mort de sa fille en se rendant toutes les semaines au rendez-vous alors même qu’elle a vu le corps de sa fille morte, le Français fuit devant le passé trouble de son père, Eduardo fuit sa vie de famille qui se délite et le vieux, sous prétexte de vouloir sauver son quartier, fuit ses traumatismes, ses obsessions de ne pas vouloir dormir devant d’autres personnes. Juvenal Ferreira est-il le seul personnage qui ne fuit pas sa quête ? Il veut mettre fin au monde ancien et ne recule devant aucune folie pour le faire.

« L'incendie du Chiado » François Valléjo, Viviane Hamy, 18, 50 euros

mardi 23 décembre 2008

Malina d'Ingeborg Bachmann, l'amante écrivain

A Vienne, elle vit accrochée à la rue de Hongrie entre ses deux hommes, Malina, celui qu'elle ne peut quitter et qui l'écoute ou feint de le faire, et Ivan celui sans qui elle ne peut vivre… Un roman (un poème ?, en tous cas une « biographie imaginaire ») d'Ingeborg Bachmann, poétesse autrichienne, compagne de Paul Celan et de Max Frisch. L'écriture lumineuse, sensuelle, raconte une Vienne déchirée par la guerre (39-45), obscurcie par l'oubli. Le Seuil a publié une deuxième version française de ce texte.


Elle habite rue de Hongrie, à Vienne. Elle ne saurait, ne pourrait être ailleurs, il faut qu’elle soit toujours « dans le champ magnétique » de cette rue, entre 6 et le 9, entre Malina et Ivan. Pourtant Malina (qui pourrait être associé à Max Frisch, avec qui l'auteur vécut de 1956 à 1962) ne « remarque à peine sa présence », quant à Ivan, l'homme pressé, il file de villes en villes après une partie d’échec et son whisky avalé. En attendant son compagnon, en se languissant de son amant, la narratrice compte les cigarettes, les verres et les brouillons de lettres jamais envoyées, autant de tentatives d’excuses à une à une rédigées à des représentants de la bonne société et qui, logées au fond de la corbeille à papier, se sont transformées en absurdes histoires froissées. Du temps gâché diraient ses hommes comme Malina le rationnel, celui qui fait tourner la maison et surveille l’état des finances quand elle, donne de l’argent à tous, se fait, bonne poire trop sensible avoir dans toutes les combines.



Du temps gâché, peut-être, elle a d’ailleurs conscience de son « inadaptation », mais face à l’angoisse qui la submerge, face la peur de ne plus être aimée, à la peur d’être, ou celle de l’« aujourd’hui », la narratrice use, pour se protéger, des mots, des courriers, des conversations qu’elle tient (ou qu’elle imagine, il n’y a pas de tirets pour ponctuer les dialogues comme si toutes les phrases pouvaient être d'elle), du récit de ses rêves. Mieux encore, pour cette femme erratique, la phrase est la « seule chose sur laquelle [elle] a un droit ». A l’image de Fanny Goldmann, viennoise qui, pour ses amants, avait « le vouvoiement parfait », elle s’emploie à affiner son tutoiement, à le nuancer selon son destinataire…
"Je tutoie Malina et Ivan, mais ces deux « tu » se distinguent par une imperceptible, indéfinissable pression sur l’expression. [...] Mon tutoiement d’Ivan est imprécis, peut prendre diverses nuances, s’assombrir, s’éclaircir, se faire cassant, doux ou timoré, sa gamme expressive est illimitée […] » p 105-106


Sans cesse donc, elle cherche à s’approprier les mots pour ensuite les nuancer, les retravailler, se les approprier. Cette exigence de l’écrivain est rendue nécessaire par le manichéisme, la faiblesse d’un langage rendu d’autant plus « mauvais » qu’il est porté, à Vienne, par la langue allemande, celle des nazis, de l'ancien occupant. Or, la narratrice a été marquée par l’arrivée des troupes nazies dans sa ville d’Autriche ; elle voit en rêve, son père brûlant ses livres, autodafé qui détruit, pêle-mêle, son cher Proust, Joseph K et Thucydide.


« Je sais encore les mots qui rouillent sur ma langue depuis des années, ceux que je peux à peine avaler, à peine extraire de moi. […] Au fond, ce n’était pas tellement les choses que j’avais de plus en plus de mal à acheter ou à voir, c’était les mots les désignant que je ne pouvaient plus entendre ». (p 273)

Ingeborg Bachmann disait de Malina, seul roman qu'elle ait achevé, qu'il était sa « biographie imaginaire ». Née en Carinthie en 1926, la jeune fille a vu son père s’inscrire au NSDAP en 1932, un an avant l’interdiction de cette formation en Autriche. Toute sa vie, elle n’a cessé, par sa littérature, d’en appeler à un travail de mémoire, refusant ainsi le « comme si rien ne s’était passé » de son peuple, la thèse d'une Autriche comme simple « victime » de l’Allemagne nazie. Dans ses poèmes comme dans Malina, la poétesse n’a de cesse de lever le voile sur cette fausse paix : la Vienne qu’elle décrit est dévastée, « prostituée » et silencieuse (« Vienne se tait ») ; les mots « guerre » et « paix » ponctuent toute son écriture et les personnages du roman meurent des suites de ce combat prolongé : Malina devait être le premier tome d’une trilogie littéralement intitulée Façons de mourir, façons qu'il y a mourir apparemment d’une mort naturelle, en vérité d'être, dans une société toujours en guerre, assassiné....


« Ma vie est finie car il s’est noyé dans le transport, et il était ma vie. Je l’aimais plus que ma vie » (p 165) : la narratrice raconte ainsi son rêve à Malina. De Paul Celan, qui fut son amant, autant qu’entre deux capitales ils ont pu se voir (du début des années 50 au début des années 60), I. Bachmann dira qu’elle « l’aimait plus que sa vie ». Le poète se jeta dans la Seine en avril 1970. Malina fut publié l’année suivante, et deux ans plus tard, la poétesse qui souffrait de dépression mourut de suites de brûlures. Une de ses cigarettes mal éteinte l’avait enflammé. Elle avait 47 ans.


Rapidement après la première publication allemandeMalina fut traduit en Français. Toutefois, le traducteur, Philippe Jaccottet, n’était pas très fier de son travail, Pierre Assouline le raconte dans son blog. Il disait ne pas avoir saisi toute la portée de l'oeuvre…. Aussi la traduction a été reprise avec le concours de Claire de Oliveira, et c’est cette version que publie le Seuil aujourd’hui. Le livre n’est toujours pas limpide, après s'être laissé goûté comme un poème, il se comprend à la lumière de l’histoire et de l’engagement de son auteur. Ingeborg Bachmann qui abhorrait le langage voulait le réinventer afin de faire de la littérature ce que préconisait Kafka « la hache qui fend la mer gelée en nous ». La hache qu’est Malina se boit comme un nectar…


Malina, Traduit de l'allemand (Autriche) par Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 21, 50 euros, 288 p.


Article paru dans en3mots le 23 décembre.

Sobre Illusion comique à la Comédie Française

La Comédie française a pensé aux lycéens. Jusqu’au 21 juin 2009, s’y joue L’Illusion Comique, de Corneille, une pièce au programme du Bac de Français. Une mise en scène sobre, qui invite justement à la concentration sur le texte.


Corneille parlait de cette pièce comme de son "étrange monstre". Monstre par l’intrigue déjà, bien difficile à relater à moins de s’en tenir à ceci : Pridamant s’inquiète du fils avec qui il a perdu contact, Clindor. Il s’en confie à son ami, Dorante, qui pour l’aider lui présente un magicien capable de lire dans les « destins » « comme dans des livres ouverts », de « lever le soleil » et de déplacer les montagnes…. Le magicien, Alcandre, invite Pridamant à entrer dans sa grotte. Devant les yeux du père désolé, défilera toute la vie de son fils : son service auprès d’un incapable vaniteux, Matamore, ses amours avec Isabelle et sa mort… Le père-spectateur est envoûté par l’histoire, jusqu’à ce que le magicien lui rappelle que les hommes agissant devant lui ne sont que des comédiens… Un beau métier rappelle en passant Corneille, à une époque (XVIIe siècle) où les acteurs étaient enterrés de nuit.

«Etrange monstre », cette pièce, l’est aussi, le résumé de l’intrigue le laisse deviner, par les genres dans lesquels elle s’inscrit. Le premier Acte, celui dans lequel Dorante raconte les exploits du magicien, emprunte, par sa célébration du soleil, à la pastorale. Puis arrive sur scène, avec Clindor, le beau jeune Loïc Corbery, et son maître Matamore, fou mythomane qu’incarne excellemment Denis Podalydès, la comédie : les deux hommes désirent une même femme, Isabelle, dont le père exige qu’elle se marie avec un homme de son rang. Le spectateur retrouve Molière, en moins burlesque, (selon certains chercheurs les pièces de Molière auraient été écrites par Corneille)… et jusqu’à ce que sortent les premiers couteaux, jusqu’à ce que Lyse, qui aime le même homme que sa maîtresse (Isabelle) se demande si elle doit sauver ce dernier, Clindor, emprisonné pour avoir tué un prétendant d’Isabelle. Avec la baisse de la lumière, ce choix cornélien signe l’entrée en tragédie. Avec son Illusion comique, le dramaturge fait valoir qu'il maîtrise tous les genres.

Par sa mise en scène, Galin Stoev a accentué l’étrange monstruosité de cette tragi-comédie. D’une pièce traditionnellement qualifiée de « baroque » que ce soit par la langue ou par l’intrigue, il en a tiré un spectacle sobre, presque mélancolique. Le noir de la scène, sa nudité, la fraîcheur des vitres derrière lesquelles se loge la grotte d’Alcantre et le rouge des robes rendent le texte plus âpre encore : rien ne rattrape les mariages ratés des jeunes gens et la détresse d’un père, ni de lourdes étoffes, ni de riches meubles ; les comédiens sont à nu…Paradoxal pour une pièce célébrant les vertus du théâtre, la puissance de l’illusion ? … Peut-être… ou d’autant plus « efficace » : les acteurs n’ont besoin de rien ou presque, ils sont Clindor et Isabelle, cette jeune épouse au cœur brisé ce Dom Juan qui ne peut, avec une femme, se fixer. Dans une mise en scène contemporaine, Ils font toujours illusion avec un texte du XVIIème qui, de toute façon, parce que bien porté, se suffit à lui-même pour capter l’attention du spectateur.

L’Illusion comique, jusqu’au 21 juin, à la Comédie française, 2 heures, mise en scène Galin Stoev, , avec Alain Lenglet, Denis Podalydès, Julie Sicard, Loïc Corbery, Hervé Pierre, Adrien Gamba-Gontard, Judith Chelma. A partir de 19h30 ouverture du guichet pour les places à 5 euros (mal placées mais on voit tout de même). Venir donc avant 19h30.

dimanche 21 décembre 2008

A la Maroquinerie, sélection pour le printemps de Bourges : les Pad Brad Moujika & Mills et Malice !

Lundi 15 décembre, à la Maroquinerie, 6 groupes étaient en lice pour monter sur la scène du Printemps de Bourges sous l’étiquette « Découverte ».

Dans la catégorie « Chanson World », le Printemps appelait : les cool de Nourou, la mimi (et minimaliste) Sara Zeppilli, les deux comiques de Verone, les chauffeurs de Mills et Malice, la sexy des Mali Blues, et les Pad Brapad Moujika… Histoire d’un concert et tournées des myspaces de ces « découvertes » que l’on retrouvera peut-être au printemps.

Le groupe Nourou n’avait qu’un inconvénient, celui de commencer à 19h30, dans une salle d’hommes pressés tout juste sortis du bureau… Mais rapidement, devant les rythmes sénégalais et les histoires du bled, les masques parisiens sont tombés. Formés en 2001, au fin fond du 91 autour du chanteur sénégalais Eladj, ces 6 hommes ont déjà un album à leur actif : Eurafrican Carpit.

Voici, sur leur myspace, le reportage fait par TV5 Monde :






Petite, mimi mais musclée, Sarah Zeppilli chante les histoires de filles, les coupes de cheveux, « son ombre [...]sombre » et «les larmes d’hommes » qui remplissent « les mers »… Avec ces berceuses dans les oreilles, le public sagement rassis se demande ce que la belle fait dans cette catégorie : « Chanson world » ? Française plutôt, aux allures de Camille -sans la créativité-, et avec les sujets de Linda Lemay -sans l’humour-… Ah si, un sympathtique guitariste, François-Marie Dru, et une voix qui se tient. La voici en concert au Triptyque (avril 2007) :








Mills et Malice : Etaient-ce les rythmes rap-manouches, leur nouveau batteur, le retour d’un Mills galvanisé par l’air bruxellois ou un public qui commence à percevoir la portée de ses textes ? Toujours est-il que la ferveur est rapidement montée à la Maroquinerie… Apparemment point d’unité dans le groupe : un chanteur class, très pro et comédien, le charismatique Mills ; un guitariste aux airs rêveurs, FD, poète en vieux T-shirt déformé ; de l’autre côté de la scène, son acolyte, l’autre guitariste, Seb, le gosse beau qui n’a de Gavroche que sa casquette ; derrière Tomis, le violoncelliste, beau gosse lui aussi, mais version séducteur-et-chemise-blanche ; toujours côté cordes : le contrebassiste Yoann, une casquette à l’envers pour dompter sa touffe, des grands yeux amusés, un large sourire qui nous fait rire… et enfin, le dernier arrivé, -mais pas des moindres- Yann, le batteur déchaîné. Un groupe aux allures hétéroclites donc, mais chez Mills et Malice : 1plus 1 plus 1 plus 1 plus 1 plus 1 n’est pas égal à 6, mais à 1 : les musiciens sont soudés et en font autant avec leur public (qui attend l’album).”Musique et Mélodie” !






Verone : Comme Sarah Zeppilli, Verone (le chanteur Fa­bien Gui­dol­let et sa com­plice Del­phine Pas­sant) raconte la vie, celle des régimes qu’il nous faut faire (l’ A notre santé de Bénébar), celle des loosers qui vivent «dans leur garage au rayon bricolage » et des fans de concours de brâme. La quotidienneté en somme… pas celle des filles mais celles des pequenots ? Non, les deux zigotos sont plus créatifs : timides, honteux presque, ils se présentent du bout des lèvres et entrent dans leurs personnages, font valser les instruments (ukulélés, marquas et sifflets, boules à eau aussi) et emmènent leurs ouailles dans des zoos, là où les hommes (?) rêvent de se fiancer aux crocodiles… Thomas Fersen flotte dans les airs, les chansons se gonflent de certaines longueurs, mais le public sourit, rit, applaudit. La Maroquinerie n’est plus une salle de concert mais de une arène de cirque. Le « retour au zoo » est narré sur leur album, sorti en 2005.

Voici le clip de “Jai vu des chevaux sous la mer” :






Pour accéder au myspace, cliquez ici

Mali Blues. Sur scène, une petite black sexy, toute de rouge moulée, Kadi Keita. Elle est accompagnée de 5 musiciens qui n’ont d’africain que les chemises. Eux, ils sont invisibles, simplement audibles, juste là pour le son. Le spectacle -la voix le corps- c’est elle, l’artiste malienne, qui chante son blues, la misère et son hommage aux mères… des paroles qu’elle accompagne d’un grand sourire et d’un déanchement impressionnant…










MALI BLUES
par MALIBLUES
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Pad Brapad Moujika : retour à la musique world cette fois, musique tzigane d’Europe de l’Est, hip-hop new-yorkais, violons, violoncelles et accordéons (batterie aussi) mais pas de chanson (décidément on y sera jamais, dans ladite catégorie) : simplement 6 musiciens… ou plutôt 6 comédiens déjantés qui, à défaut de chanter, organisent un duel de violoncelles, se font gros-bras, mecs class et puis pantins. Ils jouent leurs pitreries sur des mélodies endiablées (compositions originales, reprises de thèmes tziganes, klezmer…), si bien que le public en oublie qu’ils sont d’abord des musiciens aux arrangements impeccables, qu’entre leurs doigts ils ont des cordes, des touches et des baguettes et qu’ils les font (nous font) vibrer…

Pour accéder à leur myspace : cliquez ici .

Affaire à suivre (résultats en janvier)


Marie Barral

lundi 15 décembre 2008

Dominique Blanc incarne La Douleur de M. Duras

Après l'Amant au Théâtre de la Colline à la rentrée, le Théâtre des Amandiers (Nanterre) présente, avec Dominique Blanc La Douleur, récit autobiographique de Marguerite Duras sur l’attente, au printemps 1945, de son mari déporté. Standing ovation pour un spectacle en tournée dans toute la France (passage à Bâle et au Luxembourg).

Voici bien ¼ d’heure que le public s’installe, se prélasse et papote, et elle, elle est là, seule sur cette immense scène, la tête couchée sur la table, tournant le dos à la salle… Elle attend… Et quand elle parle, elle n’a l’air de rien, vraiment : sa voix monocorde, son gilet d’un vilain violet, son visage rendu blafard par l’éclairage, et ce sac sans fond qu’elle déballe, déballe et déballe sur la table comme on déverse son âme dans un journal. Son journal justement, celui dans lequel elle avait conté la guerre, elle vient de le retrouver, mais affirme n’avoir « aucun souvenir de l’avoir écrit ». Quand l’aurait-elle rédigé ? « En quelle année, à quelle heure du jour et dans quelle maison ? »

En ce printemps 45, De Gaulle proclame la France en deuil national après le décès du Président Roosevelt, les Américains libèrent les camps à l’Ouest et les familles, les femmes, attendent à la Gare d’Orsay le retour de leurs proches prisonniers ou déportés. Elle, résistante, consigne la liste des arrivants dans le Journal Libre, espérant et redoutant tout en même temps de croiser un nom parmi tous, celui de son compagnon : Robert L. Entre ses allers-retours à la gare d’Orsay, la publication de Libre, le téléphone et les soirées silencieuses avec D., elle tente de lutter contre une image qui l’obsède, celle du corps de Robert L. « dans un fossé noir ». Elle imagine sa réaction le jour où elle le reverrait : « Tout ce que je pourrai faire, c’est sourire puis mourir ». Mais le reconnaitra-t-elle seulement ?



Robert L. est Robert Antelme, le premier mari de Marguerite Duras, et D. qu’elle retrouve le soir au retour d’Orsay, D. qui, tente de calmer sa douleur en rationnalisant les faits (« toutes les conneries, vous les aurez dites » s’énerve-t-il devant ses délires philosophiques) est Dionys Mascolo, l’homme que Marguerite Donnadieu a rencontré en 1942 et qui sera son second mari. Quant au texte, La Douleur, il a été rédigé en 1944-45, effectivement comme un journal, puis a été intégré au recueil du même nom.



Sur scène, Dominique Blanc paraît garder le semblant de distance que l’écriture instaure entre le récit et l’expérience vécue : elle n’est pas une comédienne, elle est la voix, la plume du journal… Et comme celle de Duras, ou parce que c’est celle de Duras, cette plume –qui n’est au départ que symbole et distance-, devient tremblante, toute gorgée qu’elle est de ses fantasmes, de ses colères et de sa fatigue…La scène, à peine meublée de quelques chaises, d’une table et d’une seule femme, devient alors tour à tour quai de gare sur lequel s’entassent les familles de déportés, loge de concierge où l’on pleure les maris et disserte d’une Europe où “fument les crématoires“, chambre à insomnie… L’écrivain estimait que l’écrit prédominait sur toute autre forme de représentation ; la comédienne nous le démontre sur scène. Paradoxalement et brillament…



La Douleur, de Marguerite Duras, mis en scène par Patrice Chéreau et Thierry Thieü Niang, interprété par Dominique Blanc. 1h30. Spectacle en tournée. Pour avoir les dates, consultez La boite à sorties.

dimanche 14 décembre 2008

Entretien avec Alain Lipietz : le Deal Vert ?

A l’occasion du Congrès des Verts à Lille, au cours duquel Cécile Duflot a été réélue secrétaire nationale à une large majorité (sa motion de synthèse a recueilli 71% des voix), en3mots a posé quelques questions à Alain Lipietz, économiste et député européen. Comment à l'heure du Grenelle de l'environnement et des négociations européennes sur les réductions de gaz à effet de serre, se situent les Verts ? Réponses d'un écologiste universitaire.

Samedi matin, au palais des Congrès de Lille, dans la salle de sa motion (celle du voynetiste Jean-Louis Roumegas), Alain Lipietz mettait en garde : « à l’heure où tout le monde parle d’écologie, il ne s’agit pas de tomber dans le simplisme de la décroissance. A un moment de crise, où des hommes n’arrivent pas à se loger, à se chauffer, décroissance ne peut être un mot d’ordre pur et simple. » Pour autant « il faut sortir d’une écologie galvaudée »….


En3mots : Qu’il y a-t-il entre « l’écologie galvaudée » et la « décroissance » ?

Alain Lipietz : Il existe un accord général entre les écologistes, que ces derniers soient scientifiques ou politiques, pour dire que l’objectif est « la décroissance de l’emprunt écologiste ». Certains vont faire de cette décroissance une religion : « il faut se serrer la ceinture, consommer moins, arrêter de prendre l’avion pour aller en vacances, etc… » Pour ces personnes, les moyens par lesquels on va réduire l’emprunt écologique deviennent une fin en soi. Puor ma part, je pense que l’objectif est de protéger la nature et notre avenir, et que la réduction de notre consommation est une technique pour le faire, et non l’inverse. Supposons que la fusion froide fonctionne et que cela nous permette de produire de l’énergie sans efforts et sans rien abîmer, en serions-nous satisfaits ? Certains écologistes ne seraient pas prêts à utiliser cette technique. Je ne comprends pas le mot « décroissance ». Décroissance de quoi ? « Développement soutenable » est une bien meilleure formule, qui, de plus, est acceptée par les textes l’ONU. Les mots quantitatifs que sont « croissance » ou « décroissance » sont ainsi remplacés par un terme qualitatif, celui de « développement soutenable ».

A ce débat de fond entre écologistes, se rajoute, à l’heure actuelle, la crise économique. Cette crise est une crise de la demande. Au contraire, la crise de 1980 était une crise de l’offre, ce qui était beaucoup plus difficile à résoudre. Une crise de la demande peut-être, on l’a vu en 1929, résolue par une politique keynésienne. A droite comme à gauche, il existe un consensus sur ce point : droite comme gauche pensent qu’il faut redonner de l’argent au consommateur et baisser les taux d’intérêt. Point. De leur côté, les décroissants pensent qu'il n'est pas forcément nécessaire de mener une politique de relance keynésienne.

Les Verts estiment qu’il n’agit pas de mettre en place une simple politique « néo-kéynesienne » sorte de néo-rooseveltisme [Roosevelt a été élu aux Etats-Unis en 1933 et a mis en œuvre la politique kéynésienne de relance de la demande] qui consisterait à donner une voiture à tout le monde. Il faut au contraire mener une politique de relance « verte », le Green Deal ( Deal Vert en FR), c’est à dire relancer une demande publique fondée sur les énergies renouvelables.


En3mots : de quelles manières peut-être mis en oeuvre ce Deal Vert ?

A.L : Par exemple, au Parlement Européen, je suis un des principaux « surveilleurs » de la Banque Centrale Européenne. Puisque la politique de liquidité de la BCE consiste actuellement à élargir les titres qu’elle rachète, pourquoi la Banque ne pourrait-elle pas décider de racheter des titres meilleurs quant à leur usage ? Par exemple des titres de collectivités locales visant à installer des transports en commun en site propre, etc.

L’industrie automobile dit actuellement qu’on ne peut pas lui imposer de normes environnementales sévères car elle est en crise. Il faudrait conditionnaliser les prêts faits aux industriels à une production plus "verte". Au début de la seconde guerre mondiale, Ford qui était en crise, s’est mis en quelques semaines à travailler 7j/7 et 24h/24 pour fabriquer des avions. L’industrie automobile sous-estime ses capacités de réaction (et cherche, évidemment, à conserver ses chaînes de montage).

L’Europe est réellement l’échelon idéal pour négocier des politiques publiques intéressantes, notamment au niveau environnemental.


En3mots : En tant qu’eurodéputé, pourriez-vous nous dire quelle est la position des Verts européens sur le Paquet énergie climat (les négociations en vue de limiter le réchauffement climatique) ? Sur les objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre ?

Alain Lipietz : Nous, les Verts, voulons que les émissions de gaz à effet de serre baissent de 30% d’ici 2020. La Commission est d’accord pour que l’objectif soit de diminuer les émissions de 30% d’ici 2020, à moins qu’aucun accord ne soit conclu. En ce cas, la Commission est prête à descendre jusqu’à 20%. En pratique, les Etats sont partis pour une baisse de 20% avec des possibilités de rachats de droits d’émissions [comme pour Kyoto]. Ce à quoi s'opposent les Verts.

[Nicolas Sarkozy et Angela Markel ont confirmé hier qu'il ferait adopter le paquet Climat lors du Conseil européen des 11 et 12 décembre. Tel qui sera voté, le texste prévoit une baisse de 20% des réductions de gaz à effet de serre d'ici 2020.]

Sur l’objectif de 20% des énergies renouvelables dans la consommation énergétique totale de l’UE d’ici 2020 (actuellement 8,5%/source : Euractiv) ?

A. L : La tendance, dans ces négociations est à inclure dans les 20% d'énergies renouvelables les agrocarburants (à hauteur de 10%) et le nucléaire. Les Verts se battent contre l’inclusion du nucléaire. Toutefois, il faut savoir que la situation des pays de l’Est rendent les négociations compliquées. Dans certains de ces petits pays, fermer une centrale, héritée de l’ère soviétique, revient à couper 30% de l’électricité du pays. Il est donc difficile d'imposer à ces petits pays de fermer purement et simplement leurs centrales.

Pour ce qui est des agrocarburants, les Verts y sont favorables, nous sommes d’ailleurs le seul parti à avoir pour symbole un agrocarburant, le tournesol. Toutefois, nous avons toujours été contre l’idée qu’il faille évincer les cultures alimentaires et la biodiversité pour produire des agrocarburants et faire rouler des voitures.

Nous nous sommes donc battus au Parlement européen pour ramener de 10 à 4% la part des agrocarburants dans les énergies renouvelables. Nous voterons quand même contre cette partie du texte, mais l’objectif de 4% est pour nous un compromis, un signal fort qui permet d’interrompre la production de premières générations d’agrocarburants. Concrètement, les banques prêtent de moins en moins aux projets d’agrocarburants de premières générations qui transforment directement la betterave ou le blé en éthanol.

Les agrocarburants de deuxième génération sont produits à partir de cellulose [une molécule présente dans tous les végétaux. Ces agrocarburants peuvent donc être fabriqués à partir de végétaux non alimentaires, ou bien à partir de parties non alimentaires de plantes.] Pour produire 1,3 d'agrocarburant première génération, on consomme 1 litre de pétrole. Il faut 1 litre de pétrole pour produire 8 litres d’’éthanol seconde génération. Les Verts sont en faveur du développement des agrocarburants de troisième génération, c'est-à-dire de carburants produits à partir d’algues à huile microscopiques (qui captent du CO2 pour synthétiser de l’huile). Dans ce cas, 1 litre de pétrole est nécessaire pour produire 40 litres de biocarburant.

N.B : La motion de synthèse portée samedi par Mme Duflot et votée à plus de 70% des voix, s'intitule "l'alternative écologiste", elle "réaffirme l'orientation générale des Verts en faveur de la décroissance sélective, équitable et solidaire". La tendance de Mme Voynet (et M. Lipietz) qui était arrivé deuxième lors du vote des militants du 16 novembre, était moins favorable à la notion de "décroissance" que le courant de Cécile Duflot (arrivé 1er), mais elle s'est ralliée à la majorité pour garder un parti uni et obtenir des sièges au sein du secrétariat national.

Paru dans en3mots le 8 décembre 2008.
Merci à Dom pour ce sympathique week-end lillois !

mercredi 10 décembre 2008

Le Roi de Kahel, de Tierno Monénembo, Prix Renaudot

Les aventures de l’explorateur et africaniste lyonnais, Olivier de Sanderval, bourgeois du XIXème qui fondit Conakry et devint roi du plateau de Kahel (actuelle Guinée), étaient enfouies dans les tiroirs de l’Histoire coloniale. C’était sans compter sur Tierno Monénembo, auteur d’origine guinéenne vivant aujourd’hui à Caen, qui en fit le sujet de son 9e roman (Ed. Seuil). Et le prix Renaudot, que l’écrivain reçut, continue à raviver la mémoire de l’explorateur d’Afrique de l’Ouest.

Olivier de Sanderval est un ingénieur issu d’une famille bourgeoise lyonnaise. Aventurier-rêveur, avide d’exotisme et de récits de voyages, il est persuadé que seule l’Afrique permettra à l’Histoire, « de recommencer ». Parce que l’Europe est menacée par la « glaciation », parce que « les gènes de l’homme blanc sont usés », c’est à l’homme noir vivant sur les terres chaudes du continent africain « de prendre le relais ». Toutefois, cette poursuite de l’Histoire exige que les Européens transmettent aux “Nègres la lumière qu’[ils] ont reçu d’Athènes et de Rome ». Afin de prendre part à ce passage de flambeau, Olivier de Sanderval prévoit de construire un chemin de fer reliant le Fouta Djalon (actuelle Guinée) jusqu’à l’Océan Indien (soit plus de 9000 km). Ce projet « humaniste», « scientifique » n’est pas dénué, chez cet original aux « airs de chevalier Bayard », d’une pointe de mégalomanie : le Lyonnais compte devenir Roi du Fouta Djalon, battre monnaie et monter son armée…

Débarqué en Afrique avec pour seul bagage ses notes sur L’Absolu, étrange recueil philosophique qui occupe ses nuits d’insomnies, l’homme se retrouve face à des colons anglais bien implantés en Afrique de l’Ouest et à une aristocratie Peul divisée mais méfiante envers tout Blanc qui s’aventure à quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Optimiste, l’explorateur affronte les dysenteries et les séjours en prison, apprend la langue Peul et pour se faire accepter, applique coûte que coûte son dicton : « les connaître plutôt que les combattre »… Un principe qui n’est pas en usage au sein du tout jeune ministère des colonies de la Métropole qui commence à lorgner au-delà de Conakry… La course est alors enclenchée entre les représentants d’une « colonie d’administrateur » et les partisans « d’une colonie de pionniers et de capitaines d’industries ».


Le lecteur, qui connait les résultats de la course, a souvent bien moins conscience de l’existence de cette dernière, ni même de la rapidité avec laquelle elle a été menée. Le roman s’ouvre avec le premier voyage de l’explorateur lyonnais, en 1880, à une époque où seules les côtes du Fouta Djalon étaient pratiquées par les commerçants européens. En 1891, la Guinée est proclamée colonie française. Olivier de Sanderval, dont les récits de voyages avaient été, un temps, largement prisés par la bonne société métropolitaine, mourut dans l’oubli. Entre temps, il avait été reconnu citoyen Peul et même « roi » de Kahel. Près de quatre-vingt dix ans plus tard, un écrivain guinéen francophone, réfugié successivement au Sénégal, en Côte d’Ivoire puis en France (en 1973) s’intéressa à lui, adoptant ainsi la démarche inverse d’Ahmadou Kourouma qui, dans Le Soleil des indépendances (1968), dénonçait les méfaits de la colonisation vus de la période des indépendances.

Avant d’être primé en France par le Renaudot, Tierno Monémembo avait déjà reçu les honneurs sur son continent d’origine avec Les Ecailles du Ciel (grand Prix de l’Afrique Noire). « Pour que les Français lisent des auteurs africains, il faut qu’ils soient primés au préalable » avait estimé l’écrivain Patrick Besson, juré du Renaudot 2008. Effectivement, Le Roi de Kahel, roman d’aventure, livre d’histoire, allégé par l’humour et l’originalité de son personnage, est une bonne invitation.


Le Roi de Kahel, de Tierno Monénembo, Ed. Du Seuil, 261 p, 19 euros.



« C’est en quelques sortes les bourgeons de la colonisation. L’esprit de l’Europe s’infiltre dans le corps de l’Afrique. Mes rêves de jeunesse commencent à se réaliser, j’arrive au bon moment » (p 27) « L’Afrique, il [le ministre des Colonies, de Laporte] savait à peine par où ça se trouvait et les colonies, il les imaginait à peine plus compliquées que la Camargue, avec des singes à la place des chevaux » (p 193).

Atiq Rahimi : Syngué sabour, Prix Goncourt


Décidément, en récompensant des hommes, les jurés du prix Goncourt s’intéressent aux femmes… L’année dernière, Gilles Leroy reçut le prestigieux prix littéraire pour Alabama Song, qui contait l’histoire de Zelda, la femme de Scott Fitzegerald. Cette année, le Goncourt a été remis à l’écrivain afghan Atiq Rahimi pour Syngué sabour (ed. POL). Dans ce premier et court roman écrit en Français, une épouse veille son homme dans le coma alors qu’au dehors, les combats continuent de sévir…

Dans une chambre « sans ornement », un homme est allongé « l’air hagard » : « bouche entrouverte, regard perdu dans les poutres sombres du plafond ». A ses côtés, sa femme se lamente : voilà seize jours qu’elle “vit au rythme de son souffle“, change sa poche de perfusion et égrène son chapelet… en vain : « Sans toi, je ne suis plus rien » (p 27)…


Les heures passent avec les tirs de kalachnikov et la chambre, hors temps, devient la caisse de résonance des souvenirs de la femme. En 10 ans de mariage, elle avait bien peu parlé à l’époux avec qui elle avait été marié de force : de guerres en trêves, lui n’avait vécu que deux ou trois ans avec elle… et quand bien même… il ne l’avait « jamais écoutée […] jamais entendue ». Maintenant qu’il est éternellement là, présent et silencieux, la femme va, presque malgré elle, en faire sa « pierre de patience », sa singué sabour, cette précieuse pierre qui servait de siège à Adam au paradis, et que Dieu a descendu sur Terre en même temps que son propriétaire « afin que les enfants d’Adam puissent parler de leur détresse, de leur souffrance ». Cette pierre est la Ka’aba de la Mecque, le corps de l’homme inerte sur lequel percutent les récits de fiançailles, les attentes et les fantasmes de la jeune vierge, l’étonnement de la première nuit, les plaisirs et les secrets maternels. Et, parce que dans le mythe religieux la pierre éponge les maux jusqu’à éclatement, la femme scrute sur la carcasse masculine le moindre tréssautement ; elle saisit chaque minute d’immobilité comme un répit lui permettant d’avancer ses confidences plus avant…

« Il n’était, il n’était pas » : ainsi commencent les contes arabes. Dans Syngué sabour, la formule, qui n’est point écrite, transparaît. Le récit n’est pas situé chronologiquement, les personnages ne sont pas nommés, seule une indication de lieu est donnée « Quelque part en Afghanistan » avant d’être immédiatement nuancée « ou ailleurs ». A l’annonce du prix Goncourt, Atiq Rahimi a précisé : « Je parle des femmes afghanes comme de toutes les femmes du monde. Les femmes afghanes, comme les femmes du monde entier, ont des désirs, des rêves et des espoirs, leurs forces et aussi leur faiblesse ». Plus que l’absence d’indications spatio-temporelles, ce sont, entremêlées au monologue de la femme qui s’enfonce toujours plus profond dans l’introspection, les phrases sèches, courtes et froides du narrateur qui universalisent le récit et lui confère une tension dont on ne sait si la syngué sabour pourra l’absorber entièrement….
Syngué sabour. Pierre de patience, Atiq Rahimi, chez P.O.L., 155 pages, 15 €.

“[...] Ta mère, avec son énorme poitrine, qui venait chez nous pour nous demander la main de ma soeur cadette. Ce n’était pas son tour de se marier. C’était mon tour. Et ta mère a simplement répondu : Bon ce n’est pas grave, ce sera elle alors…” (p 83)
Article publié dans en3mots le 8 décembre 2008

dimanche 7 décembre 2008

«Terre natale, ailleurs commence ici », Depardon et Virilio à la Fondation Cartier

« Que reste-t-il du monde, de la terre natale, de l’histoire de la seule planète habitable aujourd’hui ? » Telle est la question que se posent Raymond Depardon, cinéaste et photographe et Paul Virilio, urbaniste et philosophe. L’évènement, qui prend place à la Fondation Cartier est annoncé comme une « exposition ». Il s’agit bien plutôt de trois films, trois projections sur le mouvement, les migrations et l’enracinement.

Ailleurs commence ici

Deux étages d’exposition pour une question. Le sous-sol est consacré à Paul Virilio. Filmé, l’homme marche vers nous tout en nous faisant état des dernières prédictions des Nations-Unies : d’ici 2040, un million de personne vont se déplacer, ce qui représente un « mouvement sans précédent ». Mais les migrations sont de diverses formes (ah oui?), le philosophe opposant le nouveau sédentaire, « celui qui est partout chez lui, avec le portable, l’ordinateur, aussi bien dans l’ascenseur, dans l’avion, que dans le train à grande vitesse » au nomade qui est « nulle part chez lui », sans-cesse en transit, dans des tentes ou des charters.

Ci dessus : Brésil, Photo : Raymond Depardon

Guerres, ouragans, questions économiques ou politiques… les multiples causes de l’obligation de bouger sont déversées aux yeux des visiteurs sur une plafond d’ordinateurs qui s’allument et s’éteignent tour à tour, comme dans une salle de rédaction où les images du JT défileraient non-stop, comme dans une salle de marché dans lesquelles les mouvements de la bourse sont remplacés par les mouvements du monde. Point de dates, de chiffres, ni même de paroles, simplement un défilé d’images rapides. La salle de projection du sous-sol rationnalise ce discours en montrant par un défilement de cartes pédagogiques l’importance des remises d’épargnes des émigrants pour les pays en développement, l’augmentation des flux de réfugiés politiques (et des conflits) depuis les années 1990, l’importance croissante à venir des réfugiés écologiques…. Insistant sur la période 1990-2007, le philosophe (aidé pour ce travail cartographique d’universitaires) tente de faire des projections : quelles seront les pays les plus touchés par la sécheresse dans les décennies à venir, les villes du littoral qui risquent de sombrer… ? Le travail présentée n’offre aucune révélation au visiteur averti, mais lui permet simplement de prendre conscience de l’ampleur du phénomène migratoire présent et à venir.


Crédit Photo : Diller Scofidio Renfro

Terre Natale

Le rez-de-chaussé est consacré aux œuvres de Raymond Depardon. Comme son nom l’indique « Donner la parole » est un film d’interview. Qu’ils soient issus de tribus Mapuches (au Chili), Quechua (Bolivie), Yanomami (Brésil), Afar (Ethiopie)… qu’ils parlent en breton, en patois, en arabe, en chipaya ou en guarani, tous les interviewés disent leur attachement à leur terre, leur crainte de se la voir spolier ou abîmée, la disparition de la terre impliquant, pour tous, l’extinction du peuple qui l’occupe. La plupart des Indiens d’Amérique du Sud interrogés avouent d’ailleurs être les derniers de leurs tribus. Si implantés soient-ils, ils sont déjà des exilés, et font état de leur impression d’étouffer (« Les villes sont en train de nous encercler, nous ne savons plus où fuir » explique une femme Guarani). La caméra leur offre l’occasion de lancer un appel aux « Blancs » destructeurs de la « terre-forêt » et, dans le même temps, pourvoyeurs de médicaments. On reconnaît dans ce film militant, le regard de Raymond Depardon, son insistance à filmer les visages, à vouloir pénétrer les cœurs, sa volonté de prendre le temps d’écouter. Un court métrage comme une introduction à La vie moderne.

La « vie moderne » justement, celle des citadins sans cesse en mouvement, Raymond Depardon la présente dans un deuxième film « Tour du Monde en 14 jours ». Une projection qui se présente comme « le pendant » de la première. Quatorze jours durant, le caméraman a parcouru de grandes agglomérations, filmés des urbains pressés, en transit, attachés simplement à leurs écouteurs et leurs i-pod. A l’inverse de « donner la parole », les images sont rapides, dénuées de mots, elles sautillent de belles japonaises en touristes américains replets, de clichés en clichés. Pourquoi ce « tour du monde en 14 jours » ? Pour souligner l’absurdité de nos mouvements en les portant à leur paroxysme ? Illustrer une fois de plus l’uniformisation qu’induit la mondialisation et l’opposer ainsi à la variété des tribus précédemment interrogées ? Participer à la pollution dénoncé par Paul Virilio à l’étage en dessous ? Conceptuellement les deux films se répondent effectivement, mais, finalement, le visiteur n’apprend pas grand-chose… Reste La Vie Moderne et le discours de Claude Lévi Strauss largement relayé ces jours-ci qui nous disent bien plus finement ce que l’exposition de la fondation Cartier effleure.

Honolulu, Crédit Photo : Raymond Depardon

« Terre natale, ailleurs commence ici », Raymond Depardon et Paul Virilio, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, jusqu’au 15 mars 2009, tous les jours sauf le lundi de 11h à 20H, le mardi jusqu’à 22h, Tarif : 6,50 euros ; TR 4,50 euros, gratuit pour les moins de 10 ans et pour les moins de 18 ans le mercredi de 14h à 18h
261 bd Raspail, Paris 14e, Métro Raspail ou Denfert Rochereau, 01 42 18 56 50.

Article paru dans La Boite à sorties le 1er décembre 2008


Au Grand Palais, Picasso admirateur et railleur

Cezanne, Poussin, Goya, Rembrandt et Delacroix accueillent le visiteur. Au milieu d’eux, un Picasso mouvant, tantôt homme en perruque réfugié dans des siècles passés, tantôt silhouette déstructurée devant son chevalet… Jusqu’au 2 février 2009, le peintre et ses maîtres sont au Grand Palais…

En entrant dans la première salle de l’exposition on est encerclé par une myriade de visages, autant de peintres qui, du haut de leurs autoportraits, nous regardent…. Parmi eux, une figure revient sans cesse, tel un fantôme hantant les siècles ; l’élégant aristocrate du XVIIe se pare d’un vert Cezanne avant de se travestir en sculpture moderne… C’est Picasso, l’artiste aux mille maîtres, hommes de la Renaissance –ou de l’Antiquité- qu’il a copiés ou parodiés, qui l’ont inspiré.


Yo, Picasso, autoportrait 1901

Dans la deuxième pièce, se dresse tant qu’elle le peut La Venus de Milo, semblable à celle du Louvre, mais signée Picasso. C’est une copie, jusqu’à la veille du XX ème siècle, l’artiste encore disciple est occupé à perfectionner sa technique adoptant des sujets et un style conventionnels. De toutes ces heures d’absorption, de cette passion pour le classicisme quand d’autres -« l’avant-garde »- se passionnent pour le néo-impressionnisme, naîtront les tableaux qui « manquent au musée» de l’artiste. Aux côtés de La Toilette de Psyché d’Antoine Dubois (XVIIe siècle) et des Grandes Baigneuses de Renoir (1884-1887), Picasso accroche ses Trois Femmes à la Fontaine (1921)…
La collection « hispanité » est elle aussi largement complétée par des toiles vivement colorées. Son Matador porte l’épée comme le toreador d’Edouard Manet ; son Nain a la posture de hommes de cours de Velasquez, mais par son irréalisme, il est rendu plus expressif encore…



Matador saluant, E. Manet, 1866-67




Le Matador, Picasso, 1970

La parodie des grands n’est nullement dissimulée, bien au contraire, d’une seule composition, l’artiste produit d’infinies variations. Ainsi, Les Ménines de Velasquez, se font tour à tour denses agencements géométriques ou silhouettes simplifiées. Enlevées à Poussin, les Sabines sont, de l’autre côté de la salle, semblables aux femmes éventrées, désarticulées, foulées aux pieds du Guernica.

Les femmes… Plus que tous les Poussins, les David et les Rembrandt, ce sont elles que l’artiste a décliné… Ou plus précisément, par eux qu’il les a décliné, elles… Après une parenthèse « natures mortes et bodegas », l’exposition redevient un harem. La pensive Arlésienne de Van Gogh s’y est dotée d’un sourire carnassier tandis que la femme triste attablée Au café dit l’Absinthe de Degas s’est changée en Buveuse d’absinthe au regard noir… Les femmes de Picasso ont du caractère et des fantasmes à fleur de peau : un siècle après Les Demoiselles du bord de Seine que Courbet avaient peintes rêveuses, déjà langoureuses, Picasso accompagne les deux jeunes filles de deux autres corps, peut-être ceux qu’avant Freud, en prudes bourgeoises, les demoiselles n’avaient osé se représenter… Paraissant au premier abord n’être que d’absurdes assemblages de ventres, de seins et de pieds énormes, ces figures seraient peut-être plus humaines qu’il n’y paraît… plus humaine en tout cas que la proportionnée Odalisque en grisaille d’Ingrès, créature devenue quasi-divine par la lumière qu’elle renvoie. « Les beautés du Panthéon, les Vénus, les Nymphes, les Narcisses sont autant de mensonges. L’art n’est pas l’application d’un canon de beauté, mais ce que l’instinct et le cerveau peuvent concevoir indépendamment du canon » déclare Picasso. Toute aussi grise, sa Nue couchée avec un chat nous observe de son œil rassurant…. L’Olympia d’Edouard Manet a elle aussi son pendant(if), le Nu couché au collier.

Odalisque en grisaille, Ingres, 1824-1834



Nu couché jouant avec un chat, Picasso, 1964

Dans cette dernière salle, les grandes dames veillent sur « les filles » cachées sous des tables vitrées. Dans des aquateintes et des encres de Chine, Degas est représenté avec les prostituées qu’il avait peintes un siècle auparavant : Degas paie et s’en va. Les filles ne sont pas tendres ; Filles au repos avec Degas songeur titre Picasso qui s’est aussi moqué de Raphaël et de sa Fornarina… Classiciste, cubiste, surréaliste… l’artiste fut aussi un humoriste…

Picasso et les maîtres, jusqu’au 2 février 2009, Galeries nationales du Grand Palais, ts les jours 10h-22h, sauf le jeudi jusqu’à 20h Métro Champs-Elysées-Clémenceau, 12 euros, TR : 8 euros.

Article paru le 13 octobre 2008 dans La Boite à sorties.
Sources : l'exposition du Grand Palais et les recherches de Claire Picasso selon Dagen (cf ci-dessous).

DVD : Claude Lévi Strauss par lui-même

Journée spéciale et inauguration d’une plaque commémorative au musée du Quai Branly, émissions télévisées et radiophoniques, ou une récente publication à la Pléiade, pour son 100E anniversaire, Claude Lévi-Strauss cumule les hommages. Dans ce fatras de « richesses intellectuelles » « consommées avec boulimie » comme l’aurait dit l’anthropologue lui-même, La Boite à sorties s’est penché sur le coffret de DVD des éditions Arte de Pierre-André Boutang et Annie Chevallay.

Le coffret DVD Claude Lévi Strauss des éditions Arte contient quatre documentaires : « Claude Lévi Strauss par lui-même », « A propos de Tristes Tropiques » « Un cabinet de curiosités et Lévi Strauss et la musique. Arte n’aura pas oublié les leçons de celui qui, de la contemplation d’une fleur aussi finement ordonnée que la boule de pissenlit, devint le « père du structuralisme » : les 4 DVD se complètent et se répondent harmonieusement, formant ainsi un récit intelligible.

Claude Lévi Strauss par lui-même : du pays sauvage à la pensée sauvage

Comme Tristes Tropiques s’ouvrait avec le fameux « Je hais les voyages et les explorateurs », avant de relater les expériences de voyage de l’anthropologue, le film Claude Lévi Strauss par lui-même commence par ces propos « Je ne peux pas dire que je me sente particulièrement à l’aise dans le siècle dans lequel le hasard m’a fait naître », avant d’enchaîner sur la vie de son auteur, ses influences et son oeuvre, une pensée qui aura marqué son siècle….

Claude Lévi Strauss a grandi dans un « atelier d’artiste » auprès d’un père portraitiste « peu embrayé sur son époque » mais bricoleur et d’un grand-père maternel grand rabbin de Versailles. Les fins de mois étaient bouclées par des petits travaux d’artisanats auxquels participait Claude. En 1930, grâce à une commande de l’Exposition coloniale pour le Pavillon de Madagascar, la famille put acheter une vieille magnanerie en ruine dans les Cévennes. Ce fut dans cette région du Sud de la France que l’adolescent eût « la révélation du pays sauvage ». Randonneur, il se passionna de géologie, la science de « l’infrastructure » par excellence. Sa découverte de Freud, et donc de la superstructure que représentait l’Inconscient, fut pour lui une « révolution intellectuelle» : Il s’avérait avec la psychanalyse que même ce qui se présentait sous une apparence irrationnelle pouvait cacher une rationalité secrète.
Constat dont l’universitaire se souvint lors de ses études des sociétés primitives d’Amérique Latine : Bororo, Caduveo, Nambikwara…, et de son analyse des mythes de ces mêmes tribus. Les mythes sont le ferment de la « pensée sauvage », une pensée qui prend l’univers pour un donné et qui, pour le comprendre, utilise ré agence les éléments qu’elle a sous la main. Bricoleuse, la pensée sauvage s’oppose à la pensée scientifique, pensée de « l’ingénieur » qui cherche à pénétrer toujours plus avant les différentes couches de l’univers : quand la science explique les éléments du réel un par un, les mythes tâchent de rendre compte de la totalité de l’expérience sociale.

D’Un Cabinet de curiosités à Lévi Strauss et la musique: les mythes revisités

Pour le comprendre, l’on peut regarder dans le « cabinet de curiosité » du 2e DVD, les chapitres reprenant les « Mythologiques ». La méthode de l’anthropologue ressort clairement du récit de Catherine Clément : comme une partition de musique superpose différentes lignes en même temps jouées, Claude Lévi Strauss superpose les mythes afin qu’ils s’éclairent les uns les autres, et qu’ainsi, en ressortent les points communs et les clivages.

Claude Lévi Strauss explique le mythe d’Œdipe à la lumière des contes qui le précède. Il en fait le récit symptomatique des difficultés pour une société de croire que l’homme est le fruit de l’acte sexuel alors qu’elle pencherait a priori pour la théorie de « l’homme sorti de terre comme un poireau ». Toujours grâce à son « analyse structurale des mythes », l’anthropologue relie le Père Noël supplicié en 1951 par un clergé dijonnais énervé au Roi des saturnales que brûlaient les Romains avant l’ère chrétienne…

« Le temps ici se confond avec l’espace » déclare le Parsifal de Wagner. Pour Claude Lévi Strauss cette phrase était la meilleure définition du “mythe”, les sociétés nourries des mythes, dites “sociétés sauvages” étant justement celles qui abolissent le temps, celles chez qui, par des rites incessants, le présent est “un passé revivifié sans arrêt“.

En bon arrière petit fils d’un grand musicien collaborateur d’Offenbach, Isaac Strauss, Claude Lévi Strauss était un amoureux de musique… Cette dernière nourrit sa pensée, l’aide à construire ses ouvrages, l’obsède lorsqu’il exilé au fond de la forêt amazonienne. Interrogé par Catherine Clément, le compositeur Jean Zygler explique la fascination du penseur « des mythes » pour une musique qui se développe indéfiniment, sans jamais se terminer si ce n’est avec la mort (la musique wagnérienne par excellence).


« Père du structuralisme », écologiste avant l’heure, voyageur, mélomane, collectionneur, dessinateur, penseur qui ses goûts artistiques aux goûts scientifiques, Claude Lévi Strauss est aussi, pour ses découvertes sur la parentalité et sur les mythes, une référence incontournable pour tout ethnologue. Les DVD présentés ici permettent d’appréhender à merveille cette personnalité à multiples facettes qui, elle-même, ne se pensait que comme « infirme » « carencée », simple « lieu passif » « où se passe certaines choses », où se déroule une pensée, où s’analysent les mythes, etc…


Claude Lévi Strauss par lui-même, Arte Vidéo
Claude Lévi Strauss par lui-même interrogé par Jean-Claude Bringuier, Pierre Dumayet, Jean José Marchant, Bernard Pivot et Michel Treguer, avec la participation de Vincent Debaene et Frédéric Keck (l’auteur de Claude Lévi Strauss une introduction, paru aux éditions Pocket Agora)
Un cabinet de curiosité, Lévi Strauss et la musique et A propos de Tristes Tropiques, trois films réalisés par Guy Seligmann.
Durée des 2 DVD : 3 heures, 19, 99 euros.

Article tel qu'il est paru dans La Boite à sorties le 28/11/2008


Ci-dessous, la rivière de Thines, village du pays cévénol. Ces collines sauvages, vertes et pierreuses, furent à l'origine de la "révélation" de Claude Levi Strauss :


 
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