mercredi 10 décembre 2008

Atiq Rahimi : Syngué sabour, Prix Goncourt


Décidément, en récompensant des hommes, les jurés du prix Goncourt s’intéressent aux femmes… L’année dernière, Gilles Leroy reçut le prestigieux prix littéraire pour Alabama Song, qui contait l’histoire de Zelda, la femme de Scott Fitzegerald. Cette année, le Goncourt a été remis à l’écrivain afghan Atiq Rahimi pour Syngué sabour (ed. POL). Dans ce premier et court roman écrit en Français, une épouse veille son homme dans le coma alors qu’au dehors, les combats continuent de sévir…

Dans une chambre « sans ornement », un homme est allongé « l’air hagard » : « bouche entrouverte, regard perdu dans les poutres sombres du plafond ». A ses côtés, sa femme se lamente : voilà seize jours qu’elle “vit au rythme de son souffle“, change sa poche de perfusion et égrène son chapelet… en vain : « Sans toi, je ne suis plus rien » (p 27)…


Les heures passent avec les tirs de kalachnikov et la chambre, hors temps, devient la caisse de résonance des souvenirs de la femme. En 10 ans de mariage, elle avait bien peu parlé à l’époux avec qui elle avait été marié de force : de guerres en trêves, lui n’avait vécu que deux ou trois ans avec elle… et quand bien même… il ne l’avait « jamais écoutée […] jamais entendue ». Maintenant qu’il est éternellement là, présent et silencieux, la femme va, presque malgré elle, en faire sa « pierre de patience », sa singué sabour, cette précieuse pierre qui servait de siège à Adam au paradis, et que Dieu a descendu sur Terre en même temps que son propriétaire « afin que les enfants d’Adam puissent parler de leur détresse, de leur souffrance ». Cette pierre est la Ka’aba de la Mecque, le corps de l’homme inerte sur lequel percutent les récits de fiançailles, les attentes et les fantasmes de la jeune vierge, l’étonnement de la première nuit, les plaisirs et les secrets maternels. Et, parce que dans le mythe religieux la pierre éponge les maux jusqu’à éclatement, la femme scrute sur la carcasse masculine le moindre tréssautement ; elle saisit chaque minute d’immobilité comme un répit lui permettant d’avancer ses confidences plus avant…

« Il n’était, il n’était pas » : ainsi commencent les contes arabes. Dans Syngué sabour, la formule, qui n’est point écrite, transparaît. Le récit n’est pas situé chronologiquement, les personnages ne sont pas nommés, seule une indication de lieu est donnée « Quelque part en Afghanistan » avant d’être immédiatement nuancée « ou ailleurs ». A l’annonce du prix Goncourt, Atiq Rahimi a précisé : « Je parle des femmes afghanes comme de toutes les femmes du monde. Les femmes afghanes, comme les femmes du monde entier, ont des désirs, des rêves et des espoirs, leurs forces et aussi leur faiblesse ». Plus que l’absence d’indications spatio-temporelles, ce sont, entremêlées au monologue de la femme qui s’enfonce toujours plus profond dans l’introspection, les phrases sèches, courtes et froides du narrateur qui universalisent le récit et lui confère une tension dont on ne sait si la syngué sabour pourra l’absorber entièrement….
Syngué sabour. Pierre de patience, Atiq Rahimi, chez P.O.L., 155 pages, 15 €.

“[...] Ta mère, avec son énorme poitrine, qui venait chez nous pour nous demander la main de ma soeur cadette. Ce n’était pas son tour de se marier. C’était mon tour. Et ta mère a simplement répondu : Bon ce n’est pas grave, ce sera elle alors…” (p 83)
Article publié dans en3mots le 8 décembre 2008

2 commentaires:

  1. Le titre du roman, "Syngué sabour" est cette pierre qui dans la tradition perse permettait de confier ses malheurs pour s’en soulager. Mais dans cette histoire, une femme confie sa vie de peines, non pas à cette pierre mais à son homme, condamné au silence et à l’écoute par une balle qui ne l’a pas encore achevé. Il n’a pas plus de réaction qu’une pierre : « Immobile. Insensible » (p.47). Il s’agit donc de se confier à quelqu’un qui ne répond pas, donc qui, potentiellement ne juge pas. Elle lui fait des reproches mais essaye de choisir des mots légers, laisse des choses en suspens comme si elle craignait encore son mari. Mais petit à petit, elle réalise le soulagement qu’elle ressent à raconter son secret. Le parallèle avec la psychanalyse est patent : il y a la parole bien sûr (« La, je me suis aperçue qu’en effet depuis que tu étais malade, depuis que je te parlais, que je m’énervais contre toi, que je t’insultais, que je te disais tout ce que j’avais gardé sur le cœur, et que toi tu ne pouvais rien me répondre, que tu ne pouvais rien faire contre moi… tout ça me réconfortait, m’apaisait.» p.85) et les rêves qu’elle raconte à son mari. Son mari est donc sa syngué sabour, une pierre à qui l’on se confie mais qui ne peut pas réagir en retour, mais cette pierre un jour éclate et l’on est alors délivré…

    Le roman est dédié à Nadia Anjuman qui a été battue à mort par son mari. Il est question de cette violence et de l’oppression conjugale dont les femmes sont les victimes. La femme est au service de son homme convalescent, elle le soigne, le lave et prie pour lui. Même dans cette relation où la domination semble progressivement s’inverser car la femme se libère de l’oppression conjugale et religieuse, elle semble encore craindre son mari. Mais, inversement, c’est maintenant la femme qui domine son mari, qui lui parle sans qu’elle ne puisse l’interrompre. Et c’est toujours la femme qui souffre même quand c’est l’homme qui est blessé et convalescent. Mais finalement, c’est en lui parlant et en se confessant qu’elle le punit. Elle lui parle alors qu’ils ne se sont jamais parlé en dix ans de mariage, elle l’embrasse comme elle n’a jamais pu le faire

    RépondreSupprimer

 
Paperblog : Les meilleurs actualités issues des blogs