mercredi 25 février 2009

L'érotisme et la francophonie

Georges Lebouc est né au cœur de la francophonie, à Bruxelles, d’un père français et d’une mère belge. Et même si dans sa spécialité de philologie, le français n’est pas son unique centre d’intérêt, lui seul, sûrement pouvait consacré un dictionnaire érotique de la francophonie.

Dans l’immensité du vocabulaire de toutes les langues, la part la plus importante est consacrée au sexe et, parmi elles, le français se distingue par un raffinement extrême et beaucoup de mots et d’expressions plus ou moins précises. Cependant, l’abondance de ce vocabulaire n’a pas suffi aux peuples qui ont adopté cette langue. Et c’est pour rendre service à ses contemporains que l’auteur a réalisé ce dictionnaire afin que le voyageur puisse capter l’essence d’une vraie conversation avec les indigènes. Jusqu’à présent aucun dictionnaire francophone n’avait été consacré à l’amour alors qu’il s’agit souvent d’un vocabulaire à décoder.

Les faux amis de la francophonie
Les différents chapitres suivent le déroulé d’une histoire d’amour, des débuts jusqu’au mariage puis l’adultère en passant par l’enfantement et autres moyens de séduction. A la fin de chacune de ces parties, l’auteur nous gratifie de quelques « faux amis » afin que, par exemple, l’on ne soit pas surpris qu’un Suisse nous demande au réveil si nous avons bien joui ! Dans ce même pays, les amours sont les dernières gouttes d’une bouteille de vin. Et à l’île de la Réunion, faire l’amour signifie faire la cour, flirter. Au Tchad, deux hommes en bouche-à-bouche n’ont aucune tendresse l’un pour l’autre mais sont en face-à-face, parlent d’homme à homme. Si en Suisse et au Québec, le bec signifie le bisou, on peut becquer à la Réunion et becquer un thon signifie trouver un conjoint en vue de faire un mariage avantageux. A l’île Maurice, une grande baise n’est pas une orgie mais une terrible défaite, une catastrophe.

Sexe masculin et sexe féminin
Les termes venant du français pour désigner les trois pièces et leur service sont nombreux : du banal affaires (Côte d’Ivoire), en passant par le petit frère (Sénégal) ou le surprenant lolo de la Martinique quand on songe que les lolos désignent les seins en argot de la Métropole. Selon le vocabulaire de la francophonie, le zizi est soit petit soit immense : moineau au Québec ; en Côte d’Ivoire, barreau, bâton ou même bazooka au Sénégal. Les Ivoiriens ont même donné un prénom à la chose « Gabriel » allant même jusqu’au diminutif Gaby. L’argot français le nomme bien popaul !
Les termes employés dans la francophonie pour le sexe féminin sont souvent moins crus que pour le sexe masculin. En Côte d’Ivoire et au Togo, on dit ventre-madame. Les Congolais disent le pays-bas (sans doute pendant la colonisation) puis le bas-Zaïre (sans doute après). Au Québec, pour désigner une forte poitrine, on dira que la femme a de gros arguments, qu’elle a un bel avenir ou encore qu’elle est équipée. Plus vulgairement, la dame pourra disposer de belles sacoches ou prendre sa douche sans se mouiller les pieds.

Fiançailles, mariage et adultères
Pour les fiançailles, en Côte d’Ivoire, on dit commencer l’amitié. Mais l’expression la plus savoureuse est sûrement fiançailles académiques (Congo) : en Belgique, tout ce qui est universitaire est dit ‘académique’ (année, quart d’heure académique) ; les Congolais venus faire leurs études en Belgique ont ramené l’adjectif et l’ont détourné pour fiançailles : il s’agit en fait d’une liaison éphémère entre un étudiant et une étudiante qui ne dure que pendant une année universitaire. Au Cameroun, passer une lune de miel se dit briser les pattes de l’antilope. Au Québec, pour l’adultère, on recourt à des expressions campagnardes comme sauter la barrière pour être ou jouer dans le champ de trèfles de quelqu’un, autrement dit franchir un interdit pour ravir le partenaire de quelqu’un. A la Réunion, on parle de mariage derrière la cuisine par opposition au mariage devant la loi.

Les joies de l’enfantement et les obstacles à la reproduction
Quand une femme tombe enceinte, en Côte d’Ivoire on dit qu’elle gagne petit. Au Québec, la femme enceinte attend le messie ou a mangé de l’ours. L’expression aller acheter vient du fait qu’on ne parlait pas de ces choses-là devant les enfants, aussi on disait qu’elle allait acheter un bébé aux « Sauvages » (les Amérindiens). Par conséquent, une Québécoise qui va accoucher attend les sauvages. Vingt-huit des termes découverts par l’auteur pour désigner la masturbation, vingt-cinq sont d’origine québécoise : faire l’amour au poignet, dompter son p’tit frère, faire marcher son p’tit moulin, faire son p’tit bonheur soi-même…

La longue histoire de la francophonie


Pour revenir à des choses plus sérieuses concernant la francophonie, il faut rappeler que c’est Onésime Reclus qui inventa le mot en 1880. Il figure dans un ouvrage intitulé France, Algérie et colonies où le géographe classait pour la première fois les peuples en fonction de la langue qu’ils parlaient. Il n’hésitait pas alors à écrire que « l’avenir verra plus de francophones en Afrique et dans l’Amérique du Nord que dans toutes les francophonies d’Europe ». Mais le mot « francophonie » ne parvint pas à s’imposer et n’entra dans le Larousse du XXème siècle qu’en 1932 : il était concurrencé par des mots comme « francitude », communauté francophone, commonwealth francophone et surtout pour le mot « francité », qui connaît peu de succès en France mais est adopté par la Belgique qui a même sa « Maison de la Francité ». Il faut attendre 1962 pour que renaisse l’idée d’une francophonie, c’est le fait de Léopold Sédar Senghor qui rédige un article dans la revue Esprit intitulé Le français dans le monde. Il est surtout sensible au contenu culturel. D’autres chefs d’Etat vont souhaiter aller au-delà en dotant la francophonie d’institutions géopolitiques : Habib Bourguiba en Tunisie, Norodom Dihanouk au Cambodge ainsi que Hamani Diori au Niger et Charles Hélou au Liban. Au fur et à mesure de l’indépendance des anciennes colonies, la francophonie se développe, encouragée par De Gaulle et André Malraux.

Les pays francophones
Louis Porcher, spécialiste de la francophonie, dégage trois catégories : les pays qui utilisent le français à la fois comme langue maternelle et langue officielle (Québec, Belgique, Afrique francophone) ; les pays où le français subsiste à l’état de langue résiduelle (Egypte, certains pays d’Asie, d’Europe centrale et d’Amérique du Nord) ; enfin, ceux où le français est une langue acquise par des professionnels ou des étudiants. Il y a d’autres classifications qui rangent les pays francophones en pays où le français est langue officielle exclusive (il n’y a que deux pays : la France et la principauté de Monaco) ou non (pays où le français occupe une place dominante : Belgique francophone, Québec ; dans les anciennes colonies, le français n’est parlé que par un pourcentage assez faible de la population). Si on envisage les menaces, les Belges francophones et les Québécois se sentent menacés respectivement par l’anglais et le flamand alors que dans des pays comme le Congo ou le Sénégal, c’est le français qui est ressenti comme une menace. Il y a 112.5 millions de francophones « réels » (ceux qui pratiquent quotidiennement le français) auxquels s’ajoutent 60.5 millions de francophones dits « occasionnels » ainsi que 100 à 110 millions de « francisants » (apprenant le français). Le français serait ainsi la neuvième langue parlée au monde. Si l’on considère le nombre de pays où le français est une langue officielle, il arrive en deuxième position après l’anglais et avant l’espagnol.

« Dictionnaire érotique de la francophonie » Georges Lebouc, éditions Racine, 16€

samedi 21 février 2009

"La puissance des corps" de Yann Queffélec

Dans son roman à paraître (à la fin du mois de février), « La puissance des corps », Yann Queffélec met cette phrase de Chateaubriand en exergue : « Des reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois. » Est-ce un avertissement ? Les relations hommes / femmes, leur violence, leur inégalité, ne seront pas épargnées.

En 2013, le colonel Rémus, à la direction d’une cellule secrète de l’Etat, s’occupe du trafic de viande de l’industrie Paneurox mais il est bientôt plus préoccupé par la disparition de Popeye, son fils de cœur qu’il a arraché à l’Afghanistan. Rémus, en servant l’intérêt supérieur de l’Etat, n’a que faire des moyens employés, ainsi il arrache Onyx, une jeune femme, à ses convictions idéologiques pour la faire travailler pour lui. Mais nous voyons que l’intérêt supérieur de l’Etat est celui qui est défini par la somme des intérêts particuliers, des trafics d’influence, des personnes qui protègent et des pressions qui sont faites. Dans ce large trafic d’influences, les plus forts sont ceux qui possèdent le plus de vérités mais il faut les taire, la maxime de Rémus est : « Si j’avais la main pleine de vérités, je ne l’ouvrirais pas. » Mais en amour aussi, il existe un intérêt supérieur, un intérêt qui fait fi des moyens employés. Ainsi la maîtresse de Rémus, accessoirement femme du ministre de l’Intérieur, harcèle Rémus au téléphone, jusqu’où pourrait-elle aller pour avoir une réaction de sa part. Utiliser Popeye ? Cet enfant que lui-même a enleve à son pays, par amour. Puis, pour le récupérer, il va à son tour utiliser Onyx, monnayer les soins de sa mère, SDF et malade, pour qu’elle aille enquêter sur la disparition du garçon. Rémus ne pense plus qu’à retrouver le garçon : « Il était dans l’état de tout humain qui croit disparu ce qu’il a de plus cher au monde : il ne sait plus à qui parler ni comment. » (p.184). Il n’en a que faire des intérêts de l’Etat à présent.

La force destructrice de l’amour
Dans le roman de Yann Queffélec, les femmes sont d’une jalousie maladive voire hystérique. La femme de Rémus est prête à se suicider et tuer l’enfant qu’elle porte devant la trahison de son mari. Un enfant que Rémus ne saurait regretter : « On s’est bien remis d’Auschwitz ou d’Hiroshima, du Kosovo, de la Tchétchénie, du Rwanda, des pogroms, de tous les génocides et autres épurations au couteau… » (p.69). Il est aussi beaucoup question de cette guerre, en Afghanistan, qui aurait fait de Rémus un autre homme. Au point qu’il se sent délié des promesses qu’il avait faites auparavant. C’est cette guerre qui l’a éloignée d’Elyane, la guerre ce « pays d’où on ne revient pas ». Et il sait que s’il considère avoir aimé la mère de Popeye en Afghanistan, c’est avec la guerre et la mort qu’il a trompé Elyane avant que ce ne soit avec Myriana. Telle une irrésistible attirance dans la violence des rapports : « l’amour est cruel, l’amour trompeur, l’amour dit qu’il ment pour sauver l’amour, l’amour va voir là-bas si j’y suis, l’amour s’ennuie, l’amour prétend qu’il n’a jamais aimé, jette au feu les serments passés. Un tel amour ne saurait être l’amour, et le secret d’un couple harmonieux ne franchit jamais le cercle magique où, s’aimant loin du monde, ils ne font plus qu’un, une seule chair, un seul désir, que le temps passe ou non. » (p.261)

Les racines enfantines de l’amour
Les relations amoureuses de ce roman sont beaucoup constituées de haines et de complexes d’enfance. Il s’agit d’ailleurs plus de relations sexuelles qu’implique cette « puissance des corps ». Il en effet en partie question de l’enfance et des influences qu’elle a sur l’âge adulte, on pense à l’enfance comme à un fantasme : « On revit toujours cet âge primitif où l’on se croit bon dans in monde hostile, où toute guerre vient des autres. » (p.259). Une respiration avant la plongée dans le vrai monde. Pour Onyx, le viol ou l’indifférence extrême de son père (on ne le saura jamais), l’abandon de sa mère conditionnera ses relations avec les hommes, toujours violentes. Son enfance fera d’elle quelqu’un d’ordinaire dont la seule folie est son orgueil. Rémus a également un complexe d’abandon et il en devient incapable de s’intéresser à son propre enfant. Il dit en vouloir aux femmes, « ses mères en puissance », parce que sa mère ne l’a jamais aimé, il assouvit une « vengeance d’enfant solitaire ».

Il est étrange de concentrer tous les intérêts de l’Etat dans l’industrie de la Boucherie, il n’est pas question de pétrole, de trafics d’armes ou d’avions. C’est presque comique mais c’est aussi comme un miroir de notre société, cette boucherie qui, du Moyen-Âge où l'on égorgeait les bêtes sur le parvis de l’église aux abattoirs modernes, est cachée de plus en plus mais cela reste des lieux de tuerie. Jusqu’à ce futur proche où Paneurox présente des abattoirs pavés de bonnes intentions écologiques ou philanthropes. En cachette, la boucherie continue. A ce compte-là, à quel point ce roman est d’anticipation ?

"La puissance des corps" Yann Queffélec, Fayard, 19€

jeudi 19 février 2009

Jacques Canetti, fondateur des Trois Baudets

Les Trois Baudets accueillent à nouveau « la nouvelle nouvelle chanson française » . L’occasion de revenir sur la vie de son fondateur Jacques Canetti qui accueillit Brel, Brassens, Gainsbourg, Gréco… quand ceux-ci n’en étaient qu’à leurs débuts et encore loin de convaincre leur public.

Après la mort de son mari, la mère de Jacques Canetti emmène ses trois fils à Vienne puis à Zurich. Le petit Jacques découvre le goût de la musique en fréquentant les concerts et spectacles. Puis, étudiant à HEC à Paris, il fréquente tous les music-halls de Paris mais il regrette de ne pouvoir approcher les vedettes qui disparaissaient dès la fin du spectacle, au contraire de ce qui se pratiquait à Vienne. Tombant sur une annonce des Disques Polydor cherchant un jeune homme aimant la musique et parlant l’allemand, il est engagé et arrête ses études. Dans cette filière de la prestigieuse deutsche Gramophon, Jacques Canetti a surtout un travail administratif. Cependant, on l’interroge de plus en plus sur la chanson française. Il devient une sorte de directeur artistique.

D’autre part, Jacques Canetti est le correspondant de l’hebdomadaire anglais spécialisé en jazz Melody-Maker pour ce qui concernait le jazz français. Il crée une émission qui fut la seule grande émission de jazz hot en France. Il veut faire venir à Paris Duke Ellington et c’est ainsi qu’il devient organisateur de concerts. Le succès des deux concerts de Duke Ellington à la salle Pleyel le poussa à constituer le premier orchestre noir d’Europe autour du pianiste Freddy Johnson. Après Duke Ellington, il organisa des concerts pour Louis Armstrong. Mais après le succès à Paris, tout ne fut pas si facile et il dut louer des salles en province et ceci à ses risques et périls.

Quand Marcel Bleustein, fondateur de Publicis, rachète Radio-Cité, on fait appel à Jacques Canetti en tant que spécialiste de jazz. Ce sera aussi le début des parrainages de l’Oréal et de Monsavon. Jacques Canetti lance le célèbre « Crochet radiophonique ». Le « Crochet » a été l’émission publique la plus populaire de Radio-Cité. Chaque semaine, Jacques convoquait une centaine de candidats et ne retenait que les très bons et les très mauvais candidats qui servaient de faire-valoir. Le président de séance était toujours une très grande vedette qui chantait à la fin de la séance. Pendant l’émission, le public avait tout loisir de faire signe pour que Jacques Canetti interrompe le candidat. Puis il y avait des quarts de finale… Peu de candidats sont vraiment « sortis » de ces émissions pour devenir des professionnels. Un format qui rappelle étrangement des programmes de télévision actuels…

Jacques Canetti le connut d’abord pour les slogans publicitaires qu’il créait avec Johnny Hess pour Publicis. Un ami conseille à Jacques d’auditionner Charles Trénet seul, il considère cette audition comme « historique » et bouleverse l’ordre de son émission pour l’y faire passer. Les textes de Trénet n’avaient rien à voir avec le type de chansons que l’on avait faites avant lui. Mais avec sa simplicité, il avait peu conscience de ce qui l’apportait de révolutionnaire dans la chanson française. Il faisait partie des peu nombreux auteurs-compositeurs-interprètes. Son ascension fut fulgurante. Aujourd’hui, Jacques Canetti réalise l’âpreté du milieu dans lequel il a évolué. On vivait mal la montée en puissance d’un jeune homme dynamique mais on acceptait encore moins son refus des compromissions. Bien sûr, c’est un métier ingrat car il faut dire aux gens leur vérité.

Pendant la guerre, Jacques Canetti retrouve, à Toulouse, ses amis Pierre Dac, Jean Souplex, Jean Marsac et d’autres avec qui, faute de capitaux personnels, il décide de fonder une coopérative pour monter des spectacles : l’ACPA (Artistes Chansonniers Parisiens Associés). Les spectacles auront lieu dans un théâtre de Brive-la-Gaillarde, principale ville de repli des Parisiens, qui devient le nouveau lieu de ses activités, et avec succès. Puis Jacques Canetti accompagne Françoise Dorlay dans sa tournée à Alger puis Tunis (novembre 1942) et organise une vaste tournée de représentations à travers toute l’Afrique du Nord en faveur du réseau de résistance Combat. A Alger, l’Opéra de Quatre Sous, rebaptisé le Théâtre des Trois Ânes fait appel à Canetti. Le succès fut au rendez-vous et le Théâtre des Trois Ânes devint une sorte d’institution.

De retour à Paris, il retrouve son poste de directeur artistique chez Polydor. C’est ainsi que Canetti sera amené à rencontrer Roche et Aznavour, à entendre les chansons de Loulou Gasté pour Line Renaud… Au bout de 10 ans, le catalogue de Polydor réunissait la palette d’artistes la plus prestigieuse : « Tous, sans exception, ont débuté avec moi et j’en suis fier. » Dans le même temps, il crée le Théâtre des Trois Baudets, un petit théâtre de 250 places, boulevard de Clichy, il voulait faire revenir ses amis d’Alger. La première du spectacle de ses trois amis eut lieu le 15 décembre 1947. Mais il n’y a pas de public et la presse fait la sourde oreille jusqu’à mars 1948.

C’est en donnant sa scène à des artistes tels qu’Henri Salvador, Jacqueline François et pour la première fois deux auteurs-compositeurs, Jean-Roger Caussimon et Francis Lemarque que l’évidence s’imposa : il fallait sortir du train-train des chansonniers. Le théâtre fut définitivement lancé grâce aux sketches de Francis Blanche et de Pierre Dac. C’était le vrai début des auteurs-compositeurs et ce fut une petite révolution qu’accomplit là Jacques Canetti dans le domaine de la chanson : « Tous n’avaient pas des voix particulièrement belles et riches, mais tous disaient bien ce qu’ils avaient à dire. »

Patachou présente Georges Brassens à Canetti, début 1952. Il voulut immédiatement le présenter aux Trois Baudets, il avait découvert quelqu’un, « quelqu’un dont l’humour était à la fois tendre et féroce, qui parvenait à se montrer totalement original tout en étant l’héritier d’une tradition française de ‘poètes chansonniers’ contestataires de l’ordre établi ». Dès le premier soir, le chanteur lui avoua qu’il n’aimait pas chanter en public mais qu’il le faisait pour gagner sa vie. Dès lors qu’il fut officiellement sur le programme, Georges Brassens eut le trac et l’accueil fut mitigé. Deux ans après ses débuts, les salles où se produisait Brassens étaient pleines. Canetti lui fera enregistrer huit albums chez Philips. De plus, il était le flambeau du petit monde des Trois Baudets. Il s’intéressait au sort de chacun. Ainsi, il a, de tout son cœur, soutenu « l’Abbé Brel ».

Canetti découvre Brel via un disque qu’on lui avait fait parvenir depuis Bruxelles. Il voulut alors le voir dans les plus brefs délais. Il vint mais il n’était pas question pour lui d’habiter à Paris, il était employé chez son père, industriel, et venait de se marier mais l’enthousiasme de Canetti est tel qu’il convainc Brel qui arrive à Paris en septembre 1953. Il passa aux Trois Baudets de 1953 à 1958. Il devint rapidement quelqu’un de très attendu. En 1967, Canetti fait ses deux derniers spectacles avec Jacques Brel. Il y eut une explication entre les deux hommes sur la définition de gratitude. Brel dit, au final, que c’est Canetti qui devrait avoir de la gratitude envers lui et non l’inverse : « vous vous êtes servi de votre savoir-faire et de votre puissance au profit de Philips. Et vous voulez que je vous dise merci ? » Canetti se défend en disant qu’il n’a aucune part sur les ventes de Philips. Il reproche à Canetti tout ce qu’il pu endurer en étant chez Philips : « vous avez eu le mérite de me sortir de mon trou, mais en somme vous m’avez dit ce qui était probablement évident, et comme vous étiez Canetti, cela m’a donné l’élan nécessaire pour faire ce que j’avais envie de faire dans mon for intérieur » ; « Et vous voulez que je vous dise merci ! Mais voyons, c’est vous qui devez me dire merci ! J’ai fait honneur à votre réputation de découvreur et ceux qui marchent très bien, il n’y en a pas des tas. »

En 1962, Canetti prend la décision de fermer les Trois Baudets, il en confiera plus tard l’exploitation à Jean Méjean. La même année, lors de la réunion annuelle de Philips, Canetti se rend compte que la politique de la maison de disques s’oriente vers la production des « nouvelles idoles ». Fin 1960, Canetti supporte mal la période yéyé et les débuts du marketing du disque. Il décide quitter Philips parce qu’il voulait de la qualité. L’esprit d’indépendance de Jacques Canetti l’a poussé au bout de ses exigence en prenant des risques. Il a eu beaucoup d’explications avec ses artistes. « Après un long entretien avec Brassens, je fus quand même convaincu que ce que j’avais fait dans la vie ressemblait à une véritable œuvre de création ». Il avait la certitude d’avoir créé « les conditions de l’épanouissement d’un style nouveau de la chanson ».

Jacques Canetti a terminé ses « 50 ans de chansons françaises », le récit satisfait de sa vie en 1977, vingt ans avant sa mort, il continuera à sortir dans les cafés-théâtres, à produire spectacles et disques… C’est sa fille, Françoise Canetti, qui aujourd’hui édite à nouveau de beau livre.

« Mes 50 ans de chansons françaises » Jacques Canetti, Flammarion, 37€
Mes 50 ans de chanson française – CD album 4 Volumes (
Jacques Brel , Georges Brassens , Serge Gainsbourg , Edith Piaf) + DVD bonus, Edition Jacques Canetti, 35€

dimanche 15 février 2009

Entretien : Pourquoi les hommes disent-ils plus « je t'aime » que les femmes ?

D'après un sondage relayé par en3mots la semaine dernière, 41% des hommes déclarent leur flamme au moins une fois par jour, les femmes sont 31% à le faire à cette fréquence (cliquez ici pour avoir l'ensemble du sondage). Afin de comprendre ce qui pourrait expliquer cette différence, nous avons interrogé Patrick Estrade, psychologue et psychothérapeute.

En3mots : Pourquoi les hommes disent-ils plus "je t'aime" que les femmes ?

P. Estrade : Pour tout vous dire, je me suis demandé, à la lecture de ce sondage, à qui les hommes interrogés disaient « je t'aime » : à leurs femmes ou à leurs maîtresses ? (rire). Plus sérieusement, il y a une grande différence entre dire « je t'aime » par sms et le dire face à la personne concernée. De même qu'il y a une grande différence à le dire dans le noir lorsque l'on fait l'amour et le jour droit dans les yeux. Généralement, les hommes ont plus de facilité à dire « je t'aime » comme si cela les engageait moins. Pour eux, cela peut vouloir dire « je te désire » ou « j'ai envie de toi ». A noter aussi que l'amour n'est jamais dénué d'une part de narcissisme : Qui j'aime quand je dis "je t'aime" ?

E3M : Il y a donc une multiplicité de « je t'aime » ?

P. Estrade : "Je t'aime" peut être dit pour signifier un amour authentique. Encore faut-il savoir ce que cela veut dire [cf ci-dessous]. D'autre part, "Je t'aime" peut signifier « je m'aime à travers toi » ou « j'aime cette image de moi » : en amour, il y a toujours une part de projection idéale de soi-même. Enfin, un "Je t'aime" peut aussi vouloir dire , « j'aime l'amour » « j'aime à aimer ».

E3M : Qu'en est-il des femmes ?

P. Estrade : Les femmes ne sont pas moins "fleur bleue" que les hommes. Mais elles sont peut-être plus authentiques, elles font peut-être plus attention avant de dire "je t'aime". Comme je le disais tout à l'heure, les sms et les mails créent pour les uns comme pour les autres une distance qui facilitent la déclaration. Tout le monde sait qu' il est plus facile d' exprimer ses émotions à distance. Les hommes, moins communicatifs, useraient peut-être plus facilement de ces moyens qui permettent des déclarations faciles. Enfin, "je t'aime" peut être aussi une manière de poser la question « est-ce que tu m'aimes ? ». Les personnes qui sont le plus demandeuses de déclarations d'amour sont soit celles qui manquent d'estime d'elles-mêmes, soit aussi, certaines personnes à tendance hystérique, femmes ou hommes qui ont besoin de théâtraliser leur amour. Autrefois, on pensait que l'hystérie était exclusivement féminine. Le mot hystérie vient du grec hustera qui signifie utérus. Les grecs pensaient que c'est parce que leur utérus se desséchait que les femmes devenaient hystériques. Aujourd'hui, l'on sait en psychologie que l'hystérie concerne aussi bien les hommes que les femmes.

E3M : Au final, êtes-vous étonné de ces chiffres (qui ne sont jamais que des réponses à un sondage) ?

P. Estrade : Du point de vue psychologique, je suis étonné que les hommes atteignent le chiffre de 41%. Mais d'un point de vue ordinaire, cette différence ne m'étonne pas, internet et le téléphone portable offrent une possibilité de surenchère amoureuse.

E3M : Et les 13% des sondés qui disent "ne pas connaître la fréquence de leurs déclarations" ?

P. Estrade : Peut être sont-ce, paradoxalement, les plus authentiques. Ils vivent l'amour et ne s'écoutent pas parler !

Jean-Marc Nattier (le jeune) L'Amour (1744)


Les différentes formes de l'amour, selon P. Estrade :

"On distingue plusieurs formes d'"amour" :

- Eros qui un amour de nature grec régi par l'idée selon laquelle dans un beau corps, on trouve une belle âme.

- Philia, qui est aussi un mot grec et qui signifie l'élan naturel qui nous conduit vers les autres. C'est un mouvement spontané, empathique, je commence à aimer l'autre pour lui-même, il m'importe.

-Agapè est un amour d'ordre chrétien. C'est l'amour de charité chrétienne.

A ces différentes formes, je rajouterais l'amour filial, un amour de nature obligataire, un amour fait de respect, celui de l'enfant envers le père. Toutes ces formes d'amour sont en nous et s'expriment en fonction de notre éducation, ce que j'appelle : "notre identité amoureuse". Par exemple, chez une personne ayant reçu une éducation religieuse, agapè et philia seront particulièrement présents. L'amour filial jouera un plus grand rôle pour un Italien du Sud, un latin."

Patrick Estrade est psychologue clinicien et psychothérapeute analytique. Il exerce le métier de psychologue depuis 30 ans. Il a publié sur l'amour Le couple retrouvé (Les mésententes conjuales et leurs remèdes) (1990) et L'amour retrouvé (Itinéraires pour une nouvelle vie sentimentale) (1991). Son prochain livre, La maison sur le divan, tout ce que nos habitations révèlent de nous, paraîtra le 12 mars prochain chez Robert Laffont.

Propos recueillis par MB, article paru sur en3mots le 11 février dernier


Howard Barker ou l'art d'étoffer les personnages secondaires

Le Cas Blanche Neige (Comment le savoir vient aux jeunes filles)

Actuellement, l'Odéon se concentre sur le dramaturge Howard Barker. Après Le Cri (Gertrude) que La Boite à sorties avait chroniqué, c'est Le Cas Blanche Neige qui se joue en ce moment sur ses planches. Pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur « la manière dont le savoir vient aux jeunes filles » (d'après le cas particulier de Blanche Neige). Et pour tous les autres.

La pièce s'ouvre sur la « scène originelle » justement. La « reine nue » est dans la forêt, entre les cuisses d'un bûcheron. Qu'ils soient artisans, rois ou princes, aucun homme ne saurait résister à l'emprise de cette femme. Avec ses hauts talons aiguilles, sa robe bleu turquoise moulante et ses formes qu'elle met en valeur par une marche altière savamment balancée, la Reine quarantenaire nargue le sexe opposé. Son âge devrait-il être un frein à son pouvoir de séduction ? Bien au contraire. Les années confèrent à sa Majesté un savoir, et du coup un froid détachement, que Blanche Neige, toute fraîche, ne peut que lui envier.

Mais, à la différence du conte, c'est sur la cruelle belle-mère que se concentre la pièce. Pour s'infiltrer dans les mythes et autres légendes de la littérature, Howard Barker s'est fait une spécialité des personnages secondaires. En reprenant Hamlet de Shakespeare, Le Cri (Gertrude) se centrait sur Gertrude, la mère du Prince. Elle aussi, toute quarantenaire qu'elle était, narguait les hommes du haut de ses talons aiguilles, leur jetait des regards froids tout en les attirant et tombait enceinte à l'âge où, dans les contes et les tragédies, les femmes sont grand-mères. Femmes fatales, femmes royales, les personnages de ces deux pièces souffrent du syndrome de Peter Pan, et ce faisant, décontenancent leurs enfants qui, eux, aimeraient accéder à l'âge adulte.

Une histoire intemporelle dans une mise en scène sobre et moderne de Frédéric Maragnani. Avec la royale Marie-Armelle Deguy pour souveraine.

Le Cas Blanche Neige, au Théâtre de l'Odéon, Ateliers Berthier, Paris 17e, Entrée du public : angle de la rue André Suarès et du Bd Berthier – 17e, Métro porte de Clichy, jusqu'au 20 fev, du mar au sam 20h, le dim 15h, Plein Tarif : 26 € Jeunes moins de 26 ans*, étudiant, RMiste : 13 € (Justificatif indispensable). loc : 01 44 85 40 40.


Un cri d'extase au théâtre de l'Odéon en ouverture du cycle H. Barker

Le cri de jouissance de Gertrude, cet hurlement tellurique et puissant qu’elle a poussé sur le cadavre du Roi du Danemark, Claudius en est obsédé. Il fera tout son possible pour le faire ressurgir de la gorge de son amante. C’est avec ce même hurlement orgasmique que le théâtre de l’Odéon entame le cycle « Howard Barker ». Le Cri (Gertrude) y est joué jusqu’au 8 février.

Le cri gertrude Dans l’Hamlet de Shakespeare, Claudius monte sur le trône du Danemark suite à la mort de son frère. Quelques semaines après, le nouveau roi se marie avec la reine Gertrude… Le spectre de l’ex-souverain apparaît alors à son fils, le Prince Hamlet, pour lui révéler le fratricide. Dès lors, Hamlet se fera passer pour un fou pour venger son père.

Howard Barker ne s’encombre pas du mystère du meurtrier. La pièce du dramaturge britannique contemporain s’ouvre avec la jouissance des deux amants sur le cadavre du Roi : Claudius était bien l’empoisonneur, Gertrude sa complice qui a achevé la victime par son cri orgasmique. Dès lors, le hurlement d’extase de la reine sera le spectre de Claudius. Sans cesse, il cherche à le recréer. Au cimetière, dans le salon ou dans la chambre du nouveau né, l’amant s’interroge : ce cri est-il d’amour ou de souffrance ? Est-il Gertrude ou la dépasse-t-il totalement ?

Cette obsession est partagée. Pour Hamlet, il signifie combien sa mère est une « salope » ; d’ailleurs sa jupe trop courte et ses hauts talons attestent de son immoralité :

"Le monde est plein de choses que je ne comprends pas mais d'autres à l'évidence les comprennent par exemple ces chaussures ont des talons d'une hauteur si extravagante comment peut-on espérer bouger sans disloquer son anatomie entière c'est comme si vous méprisiez votre corps [..]"

Pour la veille Isola aussi, la reine est une « prostituée » et Claudius, son fils, doit en être protégé. Isola fait d'ailleurs tout pour que Gertrude s’offre à Albert, duc de Mecklenburg, autre homme avide du cri. Mais si courte soit sa jupe, la belle n’en est pas moins libre…. Avec Claudius et contre tous les querelleurs et les moralistes, elle poursuit, toujours insatisfaite, sa quête, et ce faisant, sème la mort comme la vie…

Anne Alvaro joue sur scène cette souveraine passionnée. Détachée et attirante, elle venge, à plusieurs siècles d’écart, la Gertrude d’Hamlet à laquelle Shakespeare n’avait consacré que quelques lignes. Vengeance froide et, au regard de l'intellect, bien inutile, car du XVIIème au XXe, de Shakespeare à Barker, la souveraine est toujours tout aussi mystérieuse, fuyante, insaisissable comme son extase.... Sur le plateau, valsent les meubles, les arbres et les murs des cimetières. Plus rapidement encore et comme dans un rêve, tournoient les nuisettes de la reine. Quant aux hommes, ils sont comme des araignées aux armoires. Entre les deux dramaturges anglais, la psychanalyse, qui a lié pulsions de vie et pulsions de mort : les spectateurs sont plongés dans un Inconscient, peut-être celui-de la reine d'où surgit le cri...

« J'appelle mes pièces des tragédies, elles ne sont pas horribles, elles sont euphoriques, cruelles et joyeuses à la fois » dit Howard Barker. Le Cri (Gertrude) est bien de celles-ci, affreuse logique destructive dans laquelle, sous les amants, les cadavres s’empilent un à un, tandis que le public, lui, rit. Et, sortit de l'Odéon, attendra avec impatience la deuxième pièce du cycle : Le Cas Blanche Neige (le 4 février aux Ateliers Berthier).

Le Cri (Gertrude), théâtre de l'Europe (Odéon) mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti, jusqu'au 8 février, de 30 à 7,50 euros. Du mardi au samedi 20h, le dimanche 15h, 2h45 sans entracte, place de l'Odéon, Paris 6e. Métro Odéon.

Marie Barral

Articles parus sur en3mots.

samedi 14 février 2009

Alain Farah est-il un Matamore ?

Comment parler de Matamore n°29, cet OVNI littéraire ? Comment résumer ? Quel est le sujet ? Pourquoi le lecteur est-il à ce point perdu ? Et l’écrivain, s’est-il lui-même perdu dans ses expérimentations littéraires ? Tentatives d’analyse autour des obsessions d’un écrivain, Alain Farah.

L’écriture comme travail essentiel
De quoi parle Matamore n°29 ? De la littérature et de ce qu'elle représente de capital pour un écrivain ? Le narrateur est un écrivain qui, a priori, dispose de plusieurs agents, des personnages récurrents dans les romans de l’écrivain, comme Joseph Mariage. Nous retrouvons Joseph Mariage à plusieurs reprises dans le livre, à différentes époques, différents lieux. Le seul point commun qu’il existe entre ses différents « Joseph Mariage », c’est le narrateur, l’écrivain. Comme Shakespeare était le père de ses personnages.

En cela, Joseph Mariage est un alter ego de l’écrivain, un dépositaire de ses obsessions qui le fait écrire. Souvent les épisodes de la vie du narrateur et de celles de ses personnages sont entremêlées. Le narrateur annonce les missions de son personnage : l’assassinat, pour la seconde fois, du Président Kennedy avec un patatore ou lance-patates, et sa lutte contre LE-SOMBRE. LE-SOMBRE est l’angoisse de l’écrivain, sa maladie contre laquelle il prend des pilules de toutes les couleurs. C’est cette angoisse qui le fait écrire. Cette même angoisse qui a fait écrire les Flaubert et les Joyce.

Quelle est l’importance de la littérature pour l’auteur / narrateur ? Il le dit, il fait tout cela pour oublier les victoires du LE-SOMBRE : « Calculer, analyser, angoisser. Je me suis troué les boyaux à coup de phrases absconses qui se sont avérées autant de coups d’épée dans l’eau. » (p.77), qui s’avèrent donc souvent inutiles, voilà peut-être la raison pour laquelle il continue d’écrire : « J’ai cherché partout à vivre des choses vraies, mais, incapable de les supporter, j’ai créé un monde dans le monde pour pouvoir me livrer à mes expériences. » (p.172). Voilà la raison de ses expériences d’écriture.

L’obsession de la création
D’autres obsessions de l’écrivain sont visibles dans cette histoire pour le moins décousue. L’histoire de la littérature est extrêmement présente, elle obsède le narrateur : des auteurs tels que Alain Robbe-Grillet, Shakespeare et James Joyce qui ont déjà donné une importance caractéristique à la création littéraire. Il parle de James Joyce et de son travail sur Ulysse : « Le lot d’une grande tragédie est d’imposer à ses protagonistes une filiation problématique (voir ‘ Les généalogies de Joseph Mariage’). » La littérature est essentielle, c’est la raison pour laquelle il répète ce qu’on l’habitude de dire les Anglais : « Après Dieu, c’est Shakespeare qui a le plus créé. »

Il y aussi de manière plus large d’autres artistes comme Jeffrey Vallance et son œuvre, Blinky the Friendly Hen, dedicated to the billions of hens sacrificed each year for our consumption [Blinky le poulet sympa, dédié aux milliards de poulets sacrifiés chaque année pour notre consommation], qui ajoute à l’absurdité du roman. Cet artiste privilégie la satire pour critiquer les attitudes de la société, comme on peut le constater avec cette performance. À travers cette mise en scène tragi-comique, dérangeante et kitsch, absurde et irrévérencieuse, Vallance nous interroge sur des questions graves en revisitant les procédures légales, les rituels religieux, le folklore et les fétichismes de la société moderne pour méditer sur "la froide réalité de toute mort". Peut-être est-ce une manière de dire qu’il est possible de faire en littérature quelque chose d’aussi absurde pour signifier l’absurdité de la vie ou de l’art ?

Le travail d’écriture
Il est aussi question de cinéma avec des références récurrentes à Match Point, comme l’archétype de l’histoire d’amour dramatique : la construction du livre tel un match de tennis nous dit à quel point il s’agit de lutter pour écrire, l’auteur le dit lui-même. Il s’agit d’engager tout son corps, à s’en rendre malade. Il y aussi l’obsession du chiffre 29 qui revient à plusieurs reprises. Comment l’expliquer ? Peut-être par le fait que Matamore n°29 a été écrit entre ses 25 et 29 ans, à un moment où il commence à se rendre compte « qu’il n’y a rien de plus naïf que de croire que nous avons la vie devant nous. » (p.192).
Mais le narrateur est souvent perdu, se demande qui il est, s’il est toujours celui qu’il est et ne sait pas toujours de quoi parle son texte (comme le lecteur peut-être). C’est une recherche constante comme le scientifique Galilée auquel il fait référence dans un rêve. Il sait que cette écriture relève d’une haute estime de lui-même, il se sent capable d’écrire « la grande épopée nationale » et cela, il le sait depuis qu’il est petit, en cela « le matamore, c’est [moi] ». La littérature est lié au langage, il en est question dans le chapitre 24. Chapitre dans lequel il questionne aussi la place de la littérature dans le monde. Il a cette intuition : cela confirme son intuition : « Arrive la littérature, décampe le monde. » (p.178).

Matamore n°29" Alain Farah, Le Quartanier, 29€

vendredi 13 février 2009

"Le discours sur la tombe de l'idiot" de Julie Mazzieri

L’histoire du petit village de Chester commence, magistralement par deux crimes : l’idiot du village et une pauvre fille dont la disparition n’inquiète personne. Pourtant, il est ici bien plus question de rumeur que d’enquête policière. La rumeur tient ensemble ces deux crimes : aussi, l’on pourrait s’interroger : A qui profite la rumeur ?
L’autarcie dans laquelle vit ce petit village est propice à la propagation de la vie, même imaginée, de tous. Ainsi, c’est successivement la tempête, l’installation de nouveaux arrivants venant de la ville puis la découverte d’un cadavre qui alimentent indéfiniment les conversations des habitants d’un village où il ne se passe normalement rien.
La rumeur est d’abord lancée par le Maire et son adjoint qui se sont débarrassés de l’diot au fond d’un puits. L’adjoint, rongé par sa culpabilité, tente de suggérer au curé que Madame Henri, la mère de l’idiot, a voulu se débarrasser de son fils. A son tour, le curé est dépositaire de l’information selon laquelle l’idiot a disparu, alors qu’il est de ceux qui devraient le plus garder un secret, il se confie à sa servante qui livre l’information aux femmes du village. Personne ne sait mais chacun est son idée, un principe qui semble être au cœur de toute rumeur.
A son tour, le maire veut lancer une rumeur pour se débarrasser de sa culpabilité. Au cours d’une assemblée villageoise, le maire lance la rumeur selon laquelle Midas serait soupçonné du meurtre de la jeune fille, il se cacherait maintenant par peur des représailles. Mais, la rumeur échappe à son auteur, comme si elle avait une vie propre : l’assemblée des villageois, d’une réflexion à une autre, ne pense pas qu’un idiot puisse faire une telle chose mais se met soudain à soupçonner Paul Barabé, un citadin venu se refaire personnellement et financièrement en tant qu’ouvrier agricole : tous se convainquent que l’étranger est bizarre et qu’il ferait un excellent coupable. Dans le village, l’on se raconte des histoires qui, à force, deviennent vraies : « Et devant eux, le faux devenait vrai » (p.90).

Le village est une communauté mais ce fonctionnement autarcique va bien au-delà. En effet, les villageois de Chester se mêlent de tout ce qui se passe, il n’y aucune intimité comme si la vie de chacun appartenait à tous. Partant du principe que le village est leur territoire, ils observent tout et se réservent le droit de tout connaître et de faire partager les informations. Ainsi, ils assistent tel à un spectacle à l’emménagement des nouveaux arrivants puis à la découverte du corps dans le fossé.
C’est ainsi que se forge leur propre justice : c’est en toute conscience que le maire décide d’exécuter l’idiot et sans jamais douter du bien fondé de cela ; par ailleurs des villageois menacent sérieusement Paul Barabé quand il va au café alors qu’ils reconnaissent qu’ils ne savent pas si c’est lui ou pas qui est coupable. Paul Barabé ressent bien que cette menace est réelle, ’on pourrait le tuer sans autre forme de procès. Le soupçon se porte toujours de telle sorte que cela sauve l’intégrité de la communauté villageoise.
On ne saura finalement jamais qui est le vrai coupable : peut-être est-ce le père Fouquet, cela l’arrange que le soupçon se porte sur son ouvrier et il ne veut pas le laisser partir ; peut-être le fils Romain qui est s’amuse avec son canif à tout mutiler ; ou Simeoni qui n’avait pas signalé le cadavre ; ou Midas. Cela donne l’impression que tout le monde pourrait être coupable. Les habitants seront en tout cas coupables de ne pas chercher à savoir ce qui est arrivé à l’idiot dont ils ne connaîtront jamais le sort.

"Le discours sur la tombe de l'idiot" Julie Mazzieri, José corti, 17€

Le swing et le verbe de Boris Vian

Le mode de vie, l’inventivité, la personnalité de Boris Vian en font un perssnnage hors du commun. Mais ce qu’il y a de constant chez lui, c’est la musique : sa « trompinette », ses chansons, ses chroniques de jazz, les postes qu’il a occupés vers la fin de sa vie comme directeur artistique dans des maisons de disque. C’est autour de cela que Nicole Bertolt et François Roulman ont construit « Le swing et le verbe », sûrement les deux mots qu’il faudrait pour résumer ce génie touche-à-tout. Extraits.


Madame Vian baptise ainsi son fils, né en 1920, en pensant à Boris Godounov, l’opéra de Moussorgski. Elle est mélomane et musicienne (harpe, piano, chant). On a des goûts classiques chez les Vian mais on apprécie aussi les nouveaux : Ravel, Debussy, Satie. Boris Vian fait la connaissance du jazz très tôt, il achète sa première trompette à l’âge de 14 ans et adhère au Hot Club de France, « l'association des amateurs de Jazz authentique », en 1937. En 1939, il assiste au deuxième concert en France de Duke Ellington et c’est le déclic : Vian en fera l’éloge toute sa vie.

Quand la guerre éclate, Boris Vian n’est pas mobilisé car il a un souffle au cœur, il se résout alors à une vie « procivile », sa façon de dire « antimilitariste ». Il se marie et a deux enfants et décroche son premier emploi comme gratte-papier à l’association française de normalisation.
Les dimanches sont occupés par de grandes surprises-parties dans la maison familiale de Ville-d’Avray, loin de l’Occupation, le swing est à l’honneur : à l’époque, le jazz est fait pour danser, s’amuser, oublier les soucis quotidiens. Boris Vian y fait la rencontre du clarinettiste Claude Abadie avec qui il fondera le groupe Abadie-Vian qui fera parler de lui sur la scène internationale du jazz (en novembre 1945, ils décrochent la première place au Tournoi international de jazz amateur de Bruxelles).
Durant l’Occupation, Vian se met à écrire de manière assidue, des romans notamment où le jazz a toujours une place prépondérante. On y retrouve des amis musiciens sous leur vrai nom ou transformé de manière ludique. A partir de 1947, il tient aussi une revue de presse dans la revue Jazz Hot, il ne cessera plus alors d’écrire sur le jazz jusqu’à la fin de sa vie. L’après-guerre voit affluer un grand nombre de jazzmen américains venus goûter en France la douceur de vivre et l’absence relative de préjugés raciaux : Miles Davis, Sidney Bechet, Don Byas, Charlie Parker.




En 1950, Boris Vian abandonne la trompette sur les conseils de son médecin, pour ne pas fatiguer son cœur déjà fragile. Jusqu’en 1952, c’est en tant qu’écrivain qu’il essaye de s’affirmer : L’Ecume des jours, reconnu comme son chef-d’œuvre passe à peu près inaperçu tandis qu’au début de 1947, on parle abondamment d’un certain Vernon Sullivan, l’auteur du sulfureux J’irai cracher sur vos tombes. Le patronyme fut inventé par Boris Vian, à un moment où les thrillers américains connaissent un grand succès en France. L'invention de Vernon Sullivan arrive quand Vian se sent très déçu d'avoir manqué le prix d ela Pléiade et espère obtenir un réel profit de la publication d'un roman noir.

La décennie 50 est placé sous le signe de la musique : il rencontre Ursula Kübler, qu’il épouse en 1954, elle est danseuse aux Ballets Rolland Petit, il va écrire quelques cinq cents chansons, une demi-douzaine d’opéras, une vingtaine de spectacles de cabarets. En 1955, il devient conseiller artistique chez Philips et chante sur scène plusieurs de ses compositions, dont Le Déserteur qui fera couler beaucoup d’encre ; en 1958, Boris Vian publie un manuel de la chanson destiné aux amateurs ainsi qu’à ceux et à celles qui veulent s’y lancer, En avant la zizique est un petit livre drôle dans lequel Boris Vian fait un bilan très pertinent de la chanson française. La dominante de l’ouvrage est l’humour.

La vie entière de Boris Vian est tournée vers la musique ; son œuvre écrite en offre de multiples échos. Par exemple, Gilles Pestureau qualifie L’Ecume des jours de roman ellingtonien : l’héroïne Chloé est née du morceau éponyme de Duke Ellington, le roman démarre sur un tempo boogie-woogie, musique rapide et légère, pour terminer sur des rythmes de blues, scandant le déclin inexorable de la maison de Colin et Chloé. Il y a des références directes aux morceaux de jazz, notamment par des noms de rue. L’invention musicale la plus emblématique du roman est sans aucun doute le « pianocktail », instrument hybride dérivé du piano qui permet de jouer de la musique de jazz tout ne savourant de savoureux cocktails adaptés au tempo du morceau.

Un peu plus de quatre cents chansons de sa plume et un peu moins d’une centaine d’adaptations de chansons étrangères. Nombre d’entre elles ont été écrites en collaboration, notamment avec Henri Salvador, qui contribueront à introduire le rock en France. Il aborde tous les styles : berceuse, blues, calypso, java, polka, rock, tango, valse ; Vian n’en chante que très peu lui-même. Même s’il est terrifié à l’idée de monter sur scène, il répond positivement à l’invitation de Jacques Canetti, alors directeur des Trois Baudets en 1955. Cette même année, il enregistre les chansons de son tour de chant sous le titre désormais légendaire de Chansons possibles et impossibles, elles sont toutes devenues de véritables chefs-d’œuvre : « Fais-moi mal Johnny », « J’suis snob », « La java des bombes atomiques », « Complainte du progrès », « On n’est pas là pour se faire engueuler »…



Dès le milieu des années 50, alors que le romancier semble définitivement enterré, c’est sans doute la chanson qui occupe le plus Boris Vian. Vian réfute non sans humour dans son introduction à En avant la zizique une vision de la chanson comme art mineur : « La chanson, disons-le tout de suite, n’a rien d’un genre mineur. Le mineur ne chante pas en travaillant, et Walt Disney l’a bien compris, qui fait siffler ses nains. Le mineur souffle en travaillant pour éviter que le charbon ne lui entre dans la bouche. ». A n’en pas douter, le cadre restreint de la chanson convient à Boris Vian.

Le goût de Vian d’explorer toutes les formes musicales, la primauté qu’il donne à l’évocation musicale ont sûrement amené Boris Vian à écrire des livrets d’opéra, cela arrive alors que quelques-uns de ses manuscrits de roman sont refusés par Gallimard. Sa première incursion dans le domaine sera aussi son succès le plus retentissant : Le Chevalier de neige créé en août 1953 à Caen. C’est aussi sa rencontre avec Ursula Kübler qui le mène à l’opéra et lui fait découvrir le monde de la danse et de du drame mis en musique : il va désormais beaucoup se consacrer au monde du spectacle. L’opéra représente aux yeux de Boris Vian une forme de spectacle total qui ne hiérarchise pas ses composantes. Malgré son goût avoué pour le cinéma, c’est bien plus dans l’opéra qu’il trouve ses aspirations : « La musique a un pouvoir dépaysant, presque plus fort encore que le réalisme de l’image cinéma ».

En 1920, apparaissent à la fois le surréalisme et le jazz, deux choses que tout oppose. Les surréalistes ont toujours exécré la musique et le jazz en particulier. A l’opposé, Vian est conscient des valeurs culturelles et historiques du jazz qu’il ne dissocie jamais de la condition des Noirs américains, il y a là une prise de position politique affirmée. Vian a eu la même attitude envers la science-fiction et la bande-dessinée, deux genres marginalisés à leurs débuts mais considérés aujourd’hui comme pleinement littéraires. A partir de 1956, c’est en homme de terrain qu’il s’affirme dans son rôle de propagateur de la « bonne » musique : il s’occupe des disques de jazz en 1957 chez Philips puis il travaille chez Fontana : c’est Vian qui convainc Miles Davis, qui jouait à Paris à ce moment-là de faire la musique d’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle.

Vian s’est toujours intéressé à la musique comme expression artistique mais aussi à sa composition, à sa création, et à tout ce qu’elle peut apporter de nouveau dans le monde des arts, sans dogmatisme. Il a aimé le jazz comme musique emblématique de la liberté. Henri Salvador avait confié à Noël Arnaud : « Il était amoureux du jazz, il ne vivait que par le jazz, il entendait jazz, il s’exprimait en jazz. »

"Boris Vian, le swing et le verbe" Nicole Bertolt, François Roulmann, Textuel, 49€

Un rare panorama de la danse contemporaine, d'après Rosita Boisseau

Rosita Boisseau, journaliste spécialiste de la danse contemporaine, annonce d’emblée la difficulté de dresser un panorama de la danse contemporaine. Cette discipline, peu connue du grand publique, connaît un questionnement et un renouvellement constant. L’ouvrage ne se présume donc pas être un dictionnaire, encore moins un best-of mais plutôt une galerie de portraits. La journaliste a choisi quatre-vingt-dix chorégraphes internationaux. Chacun de ceux-là est soumis à une sorte de questionnaire « à la Proust » afin de cerner son récit intérieur. L’ouvrage est aussi extrêmement riche en images qui arrivent à capter le mouvement de la danse. Il a donc fallu choisir et l’auteur a fait la part belle à la France qui reste le berceau de la danse contemporaine et le pays où les institutions soutiennent vigoureusement les artistes mais aussi aux Américains, Anglais, Allemands et Japonais. Le livre reflète la fertilité d’un paysage en constante mutation où toutes les esthétiques, tous les styles se juxtaposent.

Forte d’une longue histoire contrastée, la danse contemporaine reste tendue vers l’avenir. Elle est en conflit entre différentes références, c’est un art de l’intranquillité, réceptive aux remous du monde. Elle est au croisement de l’individu et de la collectivité. Même si chaque artiste reste unique, on peut repérer de grandes filiations enracinant la danse contemporaine dans le registre plus large de son histoire, alors même qu’elle voulait en faire table rase et dresser de nouveaux codes spectaculaires. La danse contemporaine a fini par admettre qu’elle était aussi une héritière.
Deux maîtres se distinguent : Maurice Béjart du côté européen, figure contestée mais imparable. Considéré comme trop néoclassique, il n’en demeure pas moins incontournable et commence à jouir auprès de ceux qui le rejetaient dans les années 80 d’une reconnaissance inattendue. Pour la première fois dans l’histoire de la danse, ce chorégraphe a fait basculer cet art dans le camp populaire. Peu revendicateur, il a souvent, bien avant tout le monde, injecté des thèmes, des motifs, des musiques, que nombre de chorégraphes ont repris après lui. Du côté américain, c’est Merce Cunningham qui forme dans son studio new-yorkais des danseurs affamés de technique moderne et d’abstraction. Au début des années 80, les Américains dominent le marché : le choc esthétique et intellectuel de certaines pièces comme celles de Cunningham marque. Les chorégraphes naissants (Ph. Decouflé, Dominique Boivin, Alain Buffard…) cherchent des modes de travail, de recherche, de techniques pour une danse qu’ils présentent mais qu’ils n’ont pas encore inventée.


Merce Cunningham sur une musique de John Cage

Il y a aussi, très peu connue, la branche venue d’Allemagne sous l’influence de la danse expressionniste allemande. Parmi les héritiers de cette époque, Angelin Preljocaj, aujourd’hui encore tiraillé entre une abstraction pure et une danse charnelle. Cette résurgence de la référence allemande se déroule depuis une dizaine d’années va de pair avec une mise en avant des figures de la postmodern dance américaine des années 1960-1970 : les improvisateurs comme Steve Paxton et Lisa Nelson, ou Yvonne Rainer connaissent un retour de célébrité. Contestant le spectaculaire, ils prônent le retour au quotidien, à l’improvisation, dansant dans des endroits improbables (rues, parkings, toits). Au milieu des années 80, Alain Buffard, Boris Charmatz vont rencontrer de telles figures pour intensifier leur refus de la « belle » danse des années 80 : goût pour le processus plus que pour l’objet fini, revendication de l’expérimentation, cousinage avec la performance.



QUELQUES CHOREPGRAPHES :

Pina Bausch, née en 1940 en Allemagne, est la chorégraphe allemande la plus fameuse à l’international et en passe de devenir une icône. Chez elle, tout démarre dans les bras : torsadés comme des sculptures indonésiennes, ils entraînent toujours le buste, les hanches puis les jambes de moins en moins visibles.
Ses parents tenaient un hôtel et Pina raconte qu’elle a passé son enfance sous le stables à écouter les grandes personnes, de cette observation, elle a tiré Café Müller (1978), pièce emblématique qu’elle interprète toujours : une femme aveugle en longue chemise de nuit se tient aux murs pour ne pas s’effondrer… Les rapports masculin-féminin, dans ce qu’ils ont souvent de plus cruel, nourrissent la geste de Pina Bausch.


Café Müller, création 1978
Plus qu’une danse spectaculaire, Carolyn Carlson, née en 1943 en Californie, donne à voir la quête d’une femme aux prises avec ses soubresauts intérieurs. Elle évoque la danse comme une poésie visuelle, une connexion d’inconscient à inconscient entre elle et le spectateur. Au début des années 70, quand elle s’installe à Paris, elle inculque ses principes qui selon elle « font exister le corps dans l’espace avec une acuité incroyable en ouvrant chacun à son propre imaginaire ». Elle a plus d’une soixantaine de pièces à son actif dont des solos majeurs comme Blue Lady ou Writings on Water. « Je veux mettre en mouvement les âmes, rendre visible l’invisible à travers la performance. Et c’est précisément là qu’est la performance. » confie-t-elle et reconnaît dans l’immobilité, le mouvement absolu. « Comment bouge-t-on sans bouger ? »



Blue Lady
Chef de file hautement singulière, Marie Chouinard, née à Québec en 1955, aime à se définir comme « une antenne mobile, un réceptacle des vibrations du monde » d’où va surgir un mouvement original. Depuis la création de sa compagnie au début des années 90, elle n’a cessé de fouiller les couches et les sous-couches de l’être pour faire jaillir un geste chorégraphique en prise avec l’archaïsme qui nous constitue. Marie Chouinard va bien au-delà du pur spectaculaire : depuis Cristallisation (1978), elle a poussé très loin l’étude du corps. Crues, nues, riantes, hoquetantes, grimaçantes, les créatures mises en scène par Chouinard osent tout. Loin de tous les codes chorégraphiques, Marie Chouinard aime raconter qu’enfant elle fut marquée par un documentaire sur les danses de rut des animaux. Ce choc originel a tatoué sa quête artistique, faisant de la danse un art éminemment érotique.

Depuis 1992 et la mise en scène des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville, Philippe Decouflé est devenu le chorégraphe populaire par excellence. Toujours soucieux de tirer la vie vers le haut et le féerique, Philippe Decouflé conserve le cap de ses somptueux délires visuels. Ainsi, son obsession dans le travail est « de faire en sorte que tous les éléments –danse, lumière, images, musique… - soient au même niveau. Rien n’est mineur dans un spectacle. »

Jan Fabre, né en 1958 en Belgique est plasticien, chorégraphe, metteur en scène et écrivain flamand le plus en vue sur la scène internationale, conserve l’instinct féroce d’un artiste qui taille sa route sans rendre de compte à personne. Jan Fabre a vingt ans quand il commence à dessiner avec son propre sang. Repoussant sans cesse ses limites et celles du théâtre, il mesure sa rage de créer à sa capacité physique à résister. Dès ses premières pièces au début des années 80, Jan Fabre se situe hors champ : agressivité assumée, nudité totale, silence tendu, lenteur et durée des pièces, il met à sac le plateau dans des cérémonies convoquant danse, théâtre, arts plastiques et musique live. Sweet Tempations (zoo humain en folie autour de deux jumeaux paraplégiques), As Long as the World Need a Warrior’s Soul (rituel orgiaque, virulent attentat à la propreté) sont des spectacles qui brandissent les obsessions de Jan Fabre : l’ordre et le chaos, la sauvagerie de l’humain, les rapports de force, le sexe, la mort. Pour percer l’humain, Jan Fabre fait du théâtre un art de la cruauté : « Pour moi, il n’y a pas de tabous. Il n’y a qu’égards et empathie par rapport à la vie. »


Jan Fabre - quando l'uomo principale è una donna

José Montalvo (né en 1954 en Espagne), Dominique Hervieu (née en 1962 en France), le duo d’artistes français le plus connu à l’international s’est rencontré en 1981 dans un cours de danse. Ils créent la compagnie Montalvo-Hervieu en 1988 et c’est un succès dans l’écriture, leur gestuelle fait feu de toutes les influences engrangées. Avec On danfe (2005), Montalvo-Hervieu nous embarquent sur une arche de Noé pacifiste peuplée de poussins, de tigres, de kangourous et d’humains. Des images filmées par José Montalvo. On danfe est l’un des plus étincelants chapitres de la grande fresque baroque imaginée par le duo de chorégraphes, dont le désir d’enchanter le monde ne rate pas sa cible. Fans du mouvement Dada et du surréalisme, ils ont été nommés directeurs du Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne en 1998.

Poussières de sang

Salia Sanou (né en 1969 au Burkina-Faso) et Seydou Boro (né en 1968 au Burkina-Faso) créent à tour de rôle ou en complicité au sein de leur compagnie Salia nï Seydou lancée en 1995. « Renier la tradition serait se perdre » dit Seydou Boro. Dans un esprit résolument respectueux mais soucieux de ne pas camper sur leurs positions, Salia Sanou et Seydou Boro s’abreuvent à l’immense richesse chorégraphique du Burkina pour Taagala, le voyageur (2000), quatuor épaulé par deux statues et deux musiciens (percussionniste et flûtiste). Ce spectacle revient d’un voyage au Sahel durant lequel les artistes ont collecté des danses. C’est ainsi que la mémoire peut servir de socle à une histoire de la danse aventureuse.

"Panorama de la danse contemporaine" Rosita Boisseau, Textuel, 59€

jeudi 12 février 2009

Simone Weil, philosophe militante

Simone Weil l’insoumise titre Laure Adler quand Arte l’appelle « l’irrégulière »… Un professeur de la Sorbonne avait surnommé la jeune fille « la vierge rouge ». Simone Weil fut, aussi « notre vieux savant », l'« ange adjuvante », « Petite Weil » pour ses élèves ou «l’impératif cathégorique en jupes » pour ses camarades de classes. Autant de qualificatifs qui marquent le caractère insaisissable de cette philosophe qui aurait eu 100 ans le 1er février 2009. Portrait.

Enfance puis adolescence savantes, déjà engagées

Simone Weil est né le 3 février 1909 à Paris, dans une famille bourgeoise, de parents juifs non pratiquants. Le père, M. Weil, est médecin, et son épouse est une femme dynamique qui prend grand soin de l’éducation de ses deux enfants. Poupées et jeux sont proscrits dans la maison, remplacés par des livres… A cause des déplacements professionnels du père et de la Première guerre mondiale, les deux enfants sont à de nombreuses reprises scolarisés à domicile… Si bien qu’André et sa petite sœur, Simone, récitent des passages entiers de tragédies grecques, discutent Philosophie. La méthode d’éducation paraît être efficace : enfant prodige en mathématiques André passe son bac à 14 ans et entre très rapidement à l’Ecole Normale. Il sera un grand mathématicien. Consciente d’être moins douée que son frère, qu’elle compare à Pascal, Simone, de deux ans plus jeune, en nourrira un certain sentiment d’infériorité. A côté de ce génie, elle n’est que « médiocre »… « Médiocre » mais toujours en tête de classe avec ses deux ans d’avance, sa santé déjà fragile. Toute jeune déjà, elle se passionne pour Marx et pour le syndicalisme, s’habille des vêtements sévères qu’on lui connaît. Ses parents l’appelle « notre fils numéro deux ».

D'Henri IV au Puy : Simone devient professeur de philosophie

Après avoir passé son bac, à 16 ans, Simone Weil entre en prépa au lycée Henri IV, où elle aura comme professeur de philosophie Alain. Elle est fascinée par cet homme d’origine ouvrière qui refuse les honneurs et la vie conjugale pour se consacrer entièrement à l’écriture. Les deux philosophes continueront à correspondre après la scolarité de Simone. Durant ses études, Simone apparaît comme une fille engagée, « imbuvable » même pour certains avec sa façon de présenter à tout bout de champ des pétitions, de mettre, sans tact aucun, les gens devant leurs responsabilités. A la sortie de l’Ecole Normale, elle est nommée comme professeur agrégée au Puy. Ses supérieurs espéraient ainsi que, perdue dans le Massif Central, elle ne sèmerait pas le trouble autour d’elle. La France est en pleine crise économique, les rangs de chômeurs grossissent ici et là. Simone Weil milite auprès des chômeurs, reverse une partie de son salaire à un fonds qui leur est consacré, assiste aux réunions de la CGT et à celles de la CGT-U (elle veut les deux syndicats unifiés), donne des cours aux ouvriers, etc.

Abandonne l'idéal marxiste, solidaire malgré tout

Engagée auprès de la classe ouvrière par de multiples actions, elle n’adhère cependant pas au Parti Communiste. Désireuse de savoir pourquoi la classe ouvrière la mieux « organisée » d’Europe se laisse convaincre par le parti nazi, elle se rend en Allemagne (1932). De son voyage, outre une horreur et une crainte envers l’hitlérisme, elle en déduira que la révolution prolétarienne ne peut plus passer par la révolution telle que l’ont pensée les marxistes. Depuis les années 20, le rang des cols blancs a trop grossi, celui des chômeurs aussi. Dès 1933, Simone Weil dénonce le régime de l’URSS. Elle rapproche la dictature de Staline du règne de la Terreur survenue après la Révolution Française. Afin de mieux connaître la classe sociale qui la taraude tant, la classe ouvrière, et dans le souci de comprendre pourquoi le soulèvement prolétarien n'a pas lieu, Simone Weil demande une année de congés à l'Education nationale afin de pouvoir travailler en usine. Elle commencera comme fraiseuse chez Renault, à Paris. Le travail à la chaîne sera d'autant plus difficile pour elle qu'elle est très malhabile et sujette à de violentes migraines. Arrivée chez elle le soir crevée, mangeant à peine, elle n'en oublie pas pour autant ses cahiers, y raconte l'abrutissement dans lequel les tâches répétitives jettent les travailleurs, la peur face aux contremaîtres, les humiliations, etc. Les ouvriers asservis ne peuvent se révolter... Et c'est précisément lorsque le joug se relâche que ces derniers peuvent rentrer en résistance. C'est du moins ainsi qu'elle analyse les grèves de 1936 auxquelles elle accoure. Toujours aussi peu idéologique, elle conseille aux grévistes la réouverture des usines sous contrôle ouvrier. En vain.

Fusil au dos, et pacifiste

Quelques mois plus tard, la guerre civile éclate en Espagne. Si elle approuve la position de non intervention du président français, Léon Blum, la philosophe estime qu'en cas de guerre, chacun doit agir selon sa conscience. Aussi elle s'engage dans ce que seront les Brigades Internationales. Aide cuisinière, elle sera, par sa myopie et sa maladresse, blessée à la jambe : elle a mis son pied dans de l'huile brûlante. Sa blessure l'obligera à être évacuée du front. Là, reprenant ses cahiers, elle déplore le sang versé inutilement par les Républicains. Sa participation à la guerre permettra par la suite à Simone Weil de défendre un pacifisme radical vis à vis de l'Allemagne d'Hitler, pacifisme dont elle ne se départira, comme beaucoup, qu'en 1939 (elle se reprochera ensuite largement cette position). Si elle avait repris son engagement syndical au retour d'Espagne, elle sera rapidement déçue par les rapprochements de la CGT (désormais unifiée) à l'URSS.

L'appel de la (des) religion(s)

Le terrain social déçoit donc Simone Weil qui se tourne de plus en plus vers la religion. Sa première « révélation » du christianisme, elle dit (dans ses cahiers) l'avoir eu l'été 35, devant une procession religieuse, au Portugal : « Là j'ai eu la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres ». Par la suite, elle s'intéressera de plus en plus à cette religion, fréquentant offices, prêtres et abbayes. Mais ses lectures ne se centrent pas uniquement sur les textes chrétiens, elle lit Le livre des morts égyptiens, se plonge dans la Bhagavad-Gîtâ (texte hindou). Tout en hésitant à entrer dans l'Eglise, elle rêve d'une « mystique universelle ». Finalement, notamment à cause de l'Eglise catholique (l'institution) et de plusieurs des dogmes que cette dernière préconise, Simone Weil ne se fera jamais baptiser.

La Résistance coûte que coûte

Cette réflexion, qu'elle mène en dialoguant avec des prêtres, se tiendra pour partie pendant la guerre, alors qu'elle a du fuir avec sa famille à Marseille. Pour plusieurs analystes, cet exode est pour S. Weil une façon de protéger ses parents (qui, inquiets de sa santé, de son manque de prudence et de son inaptitude envers les choses matérielles ne cessèrent de la suivre à distance). Sans eux, elle aurait sûrement rejoint la Résistance depuis Paris. N'ayant pas reçu sa convocation pour enseigner à Marseille (profitant de ce fait), elle travaillera comme ouvrière agricole, une façon pour elle de connaître la condition des plus précaires. Elle écrira à Xavier Vallat, commissaire aux questions juives : "Je regarde le Statut des Juifs comme étant d'une manière générale injuste et absurde, car comment croire qu'un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ? Mais en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j'éprouve envers le gouvernement pour m'avoir [...] donné la terre, et avec elle toute la nature."
Après être passée par la case New-York et avoir fait des pieds et des mains pour rejoindre la «France libre », c'est depuis Londres que Simone Weil sera résistante. Elle qui voulait être en première ligne, au front, elle se retrouvera dans un bureau à rédiger des notes pour le Général de Gaulle. Dans l'une, elle prône la création d'un Conseil national de la Révolte qui coordonnerait les actions de sabotage. L'idée ne sera pas sans effet puisque sera créé par la suite le Conseil national de la Résistance. Malgré ses notes, Simone Weil se ronge. A New York elle avait écrit à son ami Maurice Shumann : « Le malheur répandu sur la surface du globe terrestre m'obsède et m'accable au point d'annuler mes facultés ». A Londres, la philosophe, déjà malade de tuberculose, mange encore moins que d'habitude par solidarité pour les Européens souffrant de la guerre. Tombée inconsciente, elle entrera au sanatorium d'Ashford et y mourut le 24 août 1943, à 34 ans. Maurice Shumann dira « c'est une mort volontaire, pas un suicide ». L'historien Jacques Julliard dira d'elle qu'elle était entrée « en résistance contre la résistance ».

A lire/A voir :

La biographie de Francine du Plessis Gray : Simone Weil, Ed Fides, 308 p., 2003

Simone Weil, par MM Davy, Editions universitaires, 1961, 127 p.

La première biographie adopte une position plus "psychanalythique", F. du Plessis Gray insiste sur l'anorexie de Simone Weil, évoque les rapports de la philosophe avec sa mère. MM Davy est théologue, elle se centre plus sur le côté religieux, spirituel, elle ne cesse de défendre Weil.
Et le documentaire d'Arte (à regarder jusqu'au dimanche 8 fev gratuitement), Simone Weil l'irrégulière, cliquez ici

Marie Barral
Article paru dans En3mots le 1er février.

lundi 9 février 2009

Photographies d'un Orient rêvé


Le Maghreb est une île. Bien avant que les Arabes ne baptisent cette région Al Djazirat al Maghreb, « l’île du Couchant », l’idée d’une terre fabuleuse entourée d’eau et située très à l’ouest émaille les épopées héroïques. Ces histoires ne sont que le reflet d’une géographie perdue : il y a dix mille ans, le Sahara est encore vert ; les pluies et les changements climatiques alimentent les grands fleuves qui entaillent sérieusement les versants sud de l’Atlas mais ne trouvent aucun débouché sur la mer, formant ainsi de grands lacs qui s’assècheront petit à petit, faisant du Maghreb une île coincée entre le désert, l’Atlantique et la Méditerranée. En compilant plusieurs dizaines de photographies du Maroc prises entre 1870 et 1950, Eric Millet nous explique comment l’image de cet Orient qui n’en est pas un (c’est le Sud pour la France, le Nord pour l’Afrique et un Couchant pour les Arabes) s’est fondé. Il n’est pas question de géographie mais d’un ailleurs rêvé et même fantasmé par les Européens. En 1830, la France débarque en Algérie comptant éduquer un pays peuplé de Barbares. Alors la France va réinventer ce Maghreb qui épouse tous les fantasmes de l’Occident : le plaisir du corps, la maîtrise du temps, une certaine idée du raffinement…

L’EMPREINTE DE L’HISTOIRE
Dès la fin du 19ème siècle, le Maroc, seul Etat de langue arabe resté indépendant de l’Empire ottoman, est l’enjeu de rivalités des puissances coloniales. C’est l’acte d’Algésiras (1906) qui réserve à la France la liberté d’action sur le Maroc. Le traité de Fès institue le protectorat le 30 mars 1912. Les réformes administratives, judiciaires et financières qu’impose la France diminuent la souveraineté de l’Etat marocain et le rend dépendant d’elle. Les colons débarquent voulant profiter de cette terre où l’on peut entreprendre.

En abandonnant l’Egypte à la couronne britannique, la France cherche une contrepartie au Maroc. Le pays est alors conçu comme un paradigme de l’Orient inaccessible. Le pays est inexploré et il n’y a pas de routes : depuis le début du 19ème siècle, Moulay Sliman voyait dans le commerce extérieur un appauvrissement du pays et dans le contact avec les infidèles un risque de corruption, il avait interdit l’immense majorité des ports aux étrangers.
A cette époque, le saint-simonisme justifie en partie l’entreprise coloniale : l’effort humain doit maîtriser la nature pour la rendre plus exploitable ; les saint-simoniens, idéalistes, imaginent, réunir l’Orient et l’Occident dans le but de définir un nouvel équilibre moral pour l’humanité toute entière. Certains militaires, entrepreneurs, politiques, sous couvert de transmettre leur technique et leur science entendent mettre en contrepoids dans la balance les valeurs sociales et la noblesse de caractère des autochtones. La France se positionne alors en « Père-protecteur », voulant donner ses avancées à un pays qui reste à protéger des influences jugées néfastes de l’Occident.

Le protectorat marocain est lié à l’image de Lyautey, homme plus diplomate que militaire. Humaniste diront certains historiens, il impose sa manière de voir : il laisse leur vie propre aux cités, leurs coutume et leur religion aux hommes, il est anti-assimilationniste. Mais les terres sont réquisitionnées par les colons et la politique de Lyautey dresse ruraux contre citadins, donc Berbères contre Arabes. Respectant l’islam, il en donne une image arriérée qu’il est de bon ton de garder intacte.


LE MIROIR ANDALOU
« Dans nos pays d’Europe à la vie agitée, trop souvent factice, nous ne connaissons rien qui approche des intérieurs arabes. Ne serait-ce pas de l’Orient que l’on pourrait dire le pays du home ? » Henri de la Martinière, Souvenirs du Maroc, 1918

Dans les premières semaines qui suivirent la prise d’Alger, en juin 1830, les Français sont confrontés à des situations qu’ils n’auraient pu imaginer, face au rêve d’Orient, la réalité leur offre souvent de sévères déconvenues. C’est ainsi qu’ils s’efforcent d’orienter leurs découvertes vers des choses susceptibles de satisfaire leur curiosité : le chroniqueur Jean-Toussaint Merle donne la description du harem du palais tout juste abandonné.

Le hammam est le café des femmes, lieu de toutes les confidences. Il est le lieu de tous les rituels de passage et de codification de la sexualité. Les mâles y sont admis jusqu’à l’âge supposé des premiers émois sexuels. Fermé par l’Eglise, le hammam, arrivé en Europe au 16ème siècle a séduit les Occidentaux. C’est pour les femmes musulmanes, interdites de terrasses de café, l’occasion de se retrouver.

Marrakech, 1901, Gabriel Veyre


La vie en médina implique la quasi-absence de vie privée. La rue impose à l’homme la manière dont il doit se tenir. La rue doit faire de lui un bon musulman, il y a une surveillance constante. La religieuse attitude du musulman décide sa manière de s’habiller, parler, manger… Le ryad est donc une échappatoire à cette socialité contraignante, c’est le lieu de l’intimité dont le bon musulman est le maître. Le ryad est organisé en espace clos. En débouchant sur une cour unique, les chambres offrent la possibilité au maître de maison d’inverser la tendance, en faisant supporter aux femmes et au personnel de maison les contraintes de sa propre surveillance.

Contrairement aux autres pays du Maghreb, le Maroc a peu emprunté à l’Empire ottoman dont il n’a jamais fait partie. En matière d’architecture, c’est d’Espagne que le royaume chérifien enrichit sa civilisation urbaine. Mais après la prise de Grenade (1492), le Maroc est privé de ce « miroir andalou », sera incapable de faire fructifier la tradition artistique qu’il avait reçue d’Espagne.

LES TRADITIONS ET LE STYLE
Dans une société qui fut longtemps régie par le troc, l’argent est tabou, synonyme de ce qui est bassement matériel. L’aristocratie arabe se veut généreuse, ce qui est généreux est noble étymologiquement. Au souk, le don n’est pas dénuer de sens : cet acte, dépourvu d’affectivité, tend à s’élever au-dessus de son interlocuteur, une manière aussi de nier un système économique dont il dépend pourtant. En se séparant d’une partie de l’argent qu’il vient de recevoir, le marchand affirme son accord avec le dogme islamique selon lequel l’argent doit circuler librement pour le bien de la communauté.

Avant d’être un lieu d’économie, le souk est lieu de rencontre et de sociabilité. Le souk rappelle en tout point l’agora de la Grèce antique, à la fois creuset des discours et des opinions, et théâtre de l’expression politique de la population. Lieu de fusion et de brassage, le souk absorbe toutes les influences. C’est une parole qui pérennise le lien social. La culture privilégiant constamment les relations humaines au rapport purement marchand, acheter, vendre n’est jamais vécu comme des situations de blocage. La parole est toujours un moyen de s’en échapper, c’est la raison pour laquelle les prix ne sont jamais affichés. En donnant un prix, on engage sa parole, on oblige à l’établissement d’un rapport humain.

RÊVE D’ORIENT
La découverte du Maroc coïncide avec la vulgarisation de la photographie. Il s’agit avant tout de montrer un pays exotique, sous couvert de préoccupations scientifiques, les hommes et le paysage servent de modèle et de décor à une multitude d’images transgressives. Le corps des femmes indigènes est fantasmé et vient provoquer la morale occidentale. Aux images construites de femmes seins nus se juxtapose une réalité de femmes voilées qui entretient le fantasme. Cette construction de l’imaginaire érotique colonial repose donc sur cet antagonisme.

Autoportrait du photographe, Casablanca, 1908 (autochrome), Gabriel Veyre


Les colons insistent sur la paresse des indigènes qui serait propre à leur culture. Les indigènes sont imaginés comme une masse de travail potentielle qu’il suffirait d’éduquer pour la rendre efficace. A contrario, les colons sont toujours tirés à quatre épingles mais rarement dépeints en pleine effort sous-entendant qu’ils sont les maîtres. En stigmatisant de la sorte les mœurs de l’époque, les auteurs renforcent chez leurs contemporains l’idée d’un pays en friche.

Nous imaginons le Sahara comme une immensité de sable échappe à toute logique. A l’inverse, les gens qui y vivent le maîtrisent, les hommes se sont adaptés, la vie est partout dans le désert selon la nécessité de l’eau. Il n’y a pas d’ « errance » pour le nomade, le berger sait où il va. L’infini du désert est donc une image forgée par l’imaginaire occidental de la littérature romantique, la mer de sable est voulue comme le lieu de spiritualité par excellence.
« L’Orient rêvé » Photographies du Maroc 1870 – 1950, Eric Milet, Arthaud, 40 €

dimanche 1 février 2009

Les années de plomb racontées en un huis-clos, au théâtre de l’Est parisien

Face à face dans une pièce grise, froide, une jeune fille menottée à peine vêtue d’une blouse blanche et un médecin consciencieux : apparemment une visite médicale « de routine » dans une prison allemande lors des « années de plomb » ; en tous cas un huis-clos saisissant de l’auteur suédois Lars Norén à voir au théâtre de l’Est parisien jusqu’au 7 février.

En théorie, lors d’une visite médicale, les questions sont posées par le médecin… Dans ce cabinet froid et gris, grande boîte d’acier aseptisée, les rôles sont inversés : il connaît son dossier médical et l’invite à tendre son bras, ouvrir la bouche, à s’allonger… tandis qu’elle, tout en se rebiffant, interroge : «qui êtes vous ? » « Quel âge avez-vous ? « « Avez-vous déjà été là-bas ? » (à Auschwitz ?) Le « Docteur en médecine » s’offusque, griffonne quelques notes sur son dossier, puis répond à l’occasion. Il a bien, avec l’administration, pris des « cours où on n’apprend à ne pas réagir », mais la tension se fait de plus en plus forte : elle le soumet à la question tandis que lui recule imperceptiblement son siège. Qu’à fait son grand-père pendant la guerre ? Quel sens y-a-t-il à soigner dans une prison où, dans les cellules, la lumière est constante, aussi envahissante que le silence est assourdissant ?

A cette souffrance, à la grève de la faim, à la mort proche et surtout aux actes terroristes commis par la jeune femme (n’a-t-elle pas tué de sang froid ?), l’homme oppose ses visites effectuées avec conscience, le sentiment d’être un bon patriote et d’élever ses enfants comme tels. Dans le culte de la famille, de la responsabilité, du travail… Dans la chambre de son fils « tout est comme se doit être », le petit réseau de train électrique hérité du grand-père fonctionne à merveille, les locomotives se meuvent dans un balai bien orchestré. Et le père, rentrant du boulot épuisé, se ressource dans la contemplation de cet ordre mécanique.

Voilà ce que le médecin raconte à la jeune fille qui, détenue depuis des années, mourra en prison pour avoir semé chaos et décadence. Dans la pièce, « elle » qui s’identifie à Simone Weil et pense à Willy Brandt, n’est pas nommée. Quelle utilité à le faire puisque de toute façon, elle n’est plus rien, pas même humaine, seulement criminelle ainsi que prétend le médecin ?

acte est parisien

Crédit photo : Christophe Perton

Dans la réalité, pour dresser le portrait de cette jeune fille, le dramaturge Lars Norén s’est inspiré d’Ulrike Meinhof. Cofondatrice de la RAF (Fraction armée rouge mieux connue sous le nom de « Bande à Baader »), organisatrice de plusieurs attentats, la jeune femme fut arrêtée en 1972, placée en quartier de haute sécurité et torturée… Par l’affrontement entre le fonctionnaire bourgeois conservateur et la révolutionnaire, Lars Norén décrit avec finesse la réouverture des plaies de la Seconde guerre mondiale dans l’Allemagne des « années de plombs » (70’s). En héritier du dramaturge suédois August Strindberg, il fait, dans ce huis-clos, vaciller nos schèmes de pensées. Mal et bien se grisent et la folie (qu’incarnent la jeune femme qui se tord au sol de douleur) devient lucide. Dans ce balai psychologique, les comédiens Vincent Garanger et Hélène Viviès s’effraient et tremblent tour à tour mais, toujours, dansent admirablement. Quand le langage est tourné et retourné en tout sens, restent les actes.

Acte, au Théâtre de l’Est Parisien, un texte de Lars Norén (écrit en 2001), mise en scène Christophe Perton jusqu’au 7 février, du 19 au 31 janv, tous les soirs sauf le dimanche à 21h, puis du 2 au 7 fev à 21h. 22 euros, 15,50 euros pour les habitants du 20e arr et les plus de 60 ans, 11 euros pour les moins de 25 ans, les étudiants et les demandeurs d’emploi, 8, 50 euros, pour les moins de 15 ans et les RMitses. 157 av Gambetta, Métro St-Fargeau Résa : 01 43 64 80 80. 1heure, pas d’entrée dans la salle après la fermeture des portes.

acte, est parisien

Crédit : Christophe Perton

Marie Barral

Article paru dans La Boîte à sorties le 19 janvier 2009

 
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