mardi 16 novembre 2010

L'Orientalisme en Europe : les Amériques du XIXe

Il est des découvertes physiques, comme celle de l'Amérique en 1492, et intellectuelles, comme celle de l'Orient au XIXe. L'exposition sur l'Orientalisme en Europe présentée dans les musées royaux de arts de Belgique (Bruxelles) jusqu'au 9 janvier illustre l'engouement qui accompagna cette découverte.

Du titre de l'exposition De Delacroix à Kandinsky, il faut surtout retenir le premier nom, "Delacroix", Kandinsky ne faisant que fermer la visite par son tableau de 1909 intitulé Improvisation III. Cette œuvre, qui relève de ses premières périodes, celles où le peintre se déleste des traits figuratifs pour adopter l'abstrait, est la réminiscence d'un séjour en Tunisie, effectué quatre ans plus tôt (1904-1905) avec sa bien-aimée Gabriele Münter. Peut-être est-ce Kandinsky, le beau cavalier allant chercher sa dame dans sa tour arabe, toujours est-il que par les touches de couleurs, le peintre semble avoir apposé sur la toile l'image mentale qu'il avait de ce séjour en amoureux hivernal... d'où, qui sait ?, l'alliance du rouge et du bleu.

Le visiteur est ici bien loin des premières toiles de l'exposition, de ces images précises que les artistes avaient pu produire en accompagnant les missions diplomatiques.
En 1798, l'expédition d'Égypte, menée par Bonaparte, transportait, outre des militaires, une armada de
scientifiques dont un des objectifs était l'étude d'un éventuel percement du canal de Suez. Quant aux troupes françaises, elles devaient s'emparer de l'Égypte, et avec elle de l'Orient, en y chassant les Anglais et les Mamelouks (sous le pouvoir ottoman). Militairement, l'expédition n'a pas fait long feu, l'armée est rapatriée en 1801 par vaisseaux anglais. Scientifiquement, on lui doit la trouvaille de la pierre de Rosette et une Description de l'Egypte publiée sous les ordres de Bonaparte (présentée au sein de l'exposition). Toute une préparation scientifique qui permettra les grandes trouvailles archéologiques, celles de Champollion ou d'Auguste Mariette, découvreur, en 1851, de l'entrée du sanctuaire de Memphis.

Ce nouveau monde qu'est « l'Orient » est alors exploité en tous sens par les artistes et l'exposition transpire bien cet engouement : les peintres dévoilent les vestiges archéologiques, l'épopée militaire (Cf. les tableaux de Jean-Louis Gérôme), détaillent les types arabes, tentent de s'immiscer dans les pré-carrés des femmes (Femmes d'Alger dans leur intérieur, Delacroix, 1847), etc. Leurs précisions cliniques s'aventurent jusque dans leurs fantasmes : cette arabie si proche est une terre sublimée de plaisirs et de volupté -celle des harems des femmes, des rêves sortis des fumées des narguilés et des Cléopâtres mortes romantiquement puisque suicidées à coups de serpents-, dont l'histoire est revisitée -les tableaux religieux se fondent dans des décors archéologiques, les vestiges de la culture mauresque sont excavés-, qui contraste en tous points avec leur Europe industrielle, positiviste et urbanisée. Il faudra attendre qu'un premier peintre se rende en indépendant en Algérie (Renoir en 1881) pour que ce romantisme paré de détaillisme s'estompe. Dès lors, les tableaux s'épurent : formes, couleurs, impressions remplacent Histoires et précisions.


En avril 2009, via l'exposition "Voir l'Italie et mourir", le visiteur d'Orsay emboîtait le pas aux artistes romantiques du XIXe lancés,
pinceaux et appareils photos en main, dans le "Grand tour" [de l'Italie] pour traquer découvertes archéologiques, richesse historique et lumière méditerranéenne. Dès les années 1820-1830, ils usaient le concept de "Rome-destination finale" en rallongeant leurs itinéraires jusqu'à Constantinople. A Bruxelles, le visiteur les suit à la trace.

NB : Très peu de textes accompagnant les tableaux, il faut penser à se munir à l'entrée du livret de l'exposition (gratuit) et à faire un tour sur le site internet, très complet.

Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 3 rue de la Régence, 1000 Bruxelles. du mardi au dimanche de 10h à 17h, fermés les lundis, le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 9 euros / 6,5 euros pour les séniors / 2,5 euros pour les moins de 26 ans.


vendredi 12 novembre 2010

André Kertész au Jeu de paume : de la naïveté à la nostalgie


La rétrospective consacrée au photographe hongrois qu’accueille le Jeu de Paume jusqu’au mois de février se déroule chronologiquement. La progression qu’a connue le travail de celui que Henri Cartier-Bresson reconnaît comme l’un de ses maîtres n’en prend que plus d’ampleur et
de sens.

Les premiers tirages des photographies d’André Kertész (1894-1985) sont minuscules, il faut s’approcher des cadres sobres qui entourent de blanc des scènes champêtres (Jeune femme portant des seaux d’eau, Hongrie, 1918), des soldats austro-hongrois enrôlés dans la première guerre mondiale ou des enfants tziganes miséreux. La petitesse de ces clichés, les plus anciens d’ André Kertész, alors même qu’il n’est pas encore un « pro » (et il s’en défendra toujours), les fait plus précieux.

D’autres tirages, plus grands, révèlent déjà qu’elle est sa conception de la photographie : « Ma photographie est vraiment un journal intime visuel [...]. C’est un outil, pour donner une expression à ma vie, pour décrire ma vie, tout comme des poètes ou des écrivains décrivent les expériences qu’ils ont vécues ». Des images qui semblent sortir d’un lointain rêve, son frère Jenö y figure sur les plus significatives, ainsi en est-il de la photographie qui annonce l’exposition « Nageur sous l’eau », une image à la beauté cinématographique qui date de 1917 ! Une autre de son frère capte un le reflet de son visage sur l’eau (Mon frère Eugène à Duna Haraszti, Hongrie, 1919), vient encore illustrer l’intention du photographe : « J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens ».

Rêve et bizarrerie sans prétention
Après la guerre, voulant persévérer dans la photographie et sans opportunités en Hongrie, il rejoint Paris en 1925. Il y deviendra vite une figure de l’avant-garde de la photographie : ombres portées, détails grossis et jeux de miroir (déformants), voici quelques-unes des techniques par lesquelles Kertész exprime le rêve et la bizarrerie sans, jamais, la prétention du surréalisme. Il revendique d’ailleurs son indépendance à l’égard de tout mouvement artistique. Il fréquente des artistes, photographie l’atelier de Piet Mondrian, fait de la danseuse Magda Förstner une superbe sculpture et compose le livre Paris vu par André Kertész. La vie qu’il y photographie passe devant son objectif, il ne les « fix/ge » pas comme en donnent le sentiment certaines photographies de Doisneau quelques années plus tard.

Etude avec une fourchette, 1928

La décennie parisienne sera aussi pour lui l’occasion d’être le quasi-initiateur du photo reportage, il travaille notamment pour l’agence VU (créée en 1928) : la photographie n’est plus la simple illustration de sujets mais le mode de les traiter. Ainsi en va-t-il pour Kertész avec, entre autres exemples, le reportage sur le moines de la Trappe de Soligny.

Danseuse burlesque, 1926

1936 - 1985 : New York
En 1936, André Kertész part pour New York avec sa femme Elisabeth. Là, la guerre qui empêche le photographe étranger qu’il est de travailler comme bon lui semble, l’incompréhension que suscitent certains de ses travaux le contraignent au « travail d’esclave » des commandes de magazines. Son espace d’expression est celui de la ville : un nuage égaré dans un ciel clair manque de cogner un gratte-ciel nous dit la désolation de l’artiste. La ville de New York n’en est pas moins présente, il est vrai, souvent au prisme de sa mélancolie européenne.

Nuage égaré, New York, 1937

La dernière série, touchante, que propose l’exposition du Jeu de Paumes est celle de polaroïds. From my window, dédié « à Elisabeth », regroupe 53 polaroids et est publié en 1981. Sa femme, disparue depuis quelques années, revient à la faveur d’un petit buste de verre : André Kertész en fait le sujet d’une série d’où émanent la tristesse due à l’absence de l’être aimé et l'apaisement d’un soleil couchant et d’une fin de vie. Disparu en 1985, celui qui se voulait un éternel amateur, semble avoir sa vie durant gardé la tendresse suffisante qui fait que la vie ne cesse d'impressionner.




Rétrospective André Kertész, Jeu de Paume (Concorde) jusqu'au 6 février 2011

samedi 6 novembre 2010

Siri Hustvedt est "La femme qui tremble"

Déjà, de nombreux papiers ont salué le dernier ouvrage de Siri Hustvedt, La femme qui tremble, sous-titré Une histoire de mes nerfs. Point besoin donc de refaire la démonstration d’un livre original où références scientifiques se mêlent intelligemment à l’émotion. L’auteur elle-même exprime à un moment l’importance capitale de l’émotion dans la qualité du raisonnement.

La femme qui tremble n’est pas un roman. On pense tout de même aux Yeux bandés (1993) qui posait la question crue de l’identité (qui suis-je ?) au travers de l’histoire d’une jeune femme qui se travestit : changeant de sexe pour quelques heures, n’en est-ce pas moins elle ? Dans son dernier ouvrage, la question se pose pareillement du point de vue de la douleur et de la maladie : sont-elles miennes ? Siri Hustvedt a tremblé une première fois alors qu’elle entamait un discours préparé en l’honneur de son père disparu deux ans plus tôt. Cet épisode va se répéter. Depuis petite, elle a connu différents troubles, migraines et autres maux psychosomatiques, sans que jamais elle ne trouve leur raison. Son tremblement va être l’opportunité d’une nouvelle quête intérieure.

L’Occident, depuis Platon, a fondé la dichotomie entre corps et esprit. Il en provient des questionnements insensés qui pourrait se résumer dans cette unique question : qui suis-je ? Suis-je plus mon corps ou mon esprit ? L’un ou l’autre est-il plus significatif, plus essentiel à mon identité ? L’enquête que constitue l’histoire de la femme qui tremble s’engouffre dans ces questions fortes et abordent tant d’explications, d’ordre biologique, scientifique, psychanalytique, philosophique ou mystique.

Ce questionnement existentiel pose évidemment la problématique du langage. Et pour cause, n’est-il pas le lien même entre corps et esprit, entre matière et pensée. C’est le medium de la psychanalyse, verbaliser un intérieur, pouvoir le posséder et non l’inverse. Pourtant, tout commence sans le langage, le lien entre la mère et son enfant pose les termes d’une confiance : « Nos vies commencent par un dialogue muet et, sans lui, nous ne grandirions pas » (p.109). Plus tard, le transitivisme se définit comme un impossible qu’il n’y ait pas un autre qui ne soit pas soi-même. Reste alors le phantasme d’un lien sans communication, d’un sentiment religieux, océanique dirait Freud, de faire un avec le monde. Mais il faut faire le deuil de cette mystique : « on ne peut retrouver la prime enfance » (p.181) et reconnaître en même temps l’existence d’un non dicible. Ludwig Wittgenstein le dit : « Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique », et par conséquent : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». A rebours de ce miroir aux alouettes (le même que celui de Lacan), il s’agit de s’identifier à soi-même. Siri Hustvedt, au terme de sa quête, admet que la femme qui tremble fait partie d’elle. Grandir est peut-être comprendre cela, adopter une autre perspective : « Je souffre moins parce que perception de la douleur et la signification que j’y attache ont changé » (p.202). Il n’est pas question d’accéder à un moi tout puissant qui avance sans doute dans l’existence.

En conclusion, il faudrait citer D.W. Winnicott que reprend Siri Hustvedt : « Se réfugier dans la normalité, ce n’est pas la santé (…). A un moment ou à un autre, il nous arrive à tous de tomber en morceaux et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose » (p.96). C’est exactement la raison pour laquelle, aucun spécialiste de biologie ou psychologie, aucune mystique ne peut lui révéler qui est la femme qui tremble, personne ne détient la réalité de son identité, mieux qu’elle et même si bien sûr elle ne sait pas encore : « Il me semble que parfois retourner en arrière signifie aller de l’avant. La quête de la femme qui tremble me fait tourner en rond, car, tout compte fait, c’est aussi une quête de perspectives pouvant éclairer qui et ce qu’elle est. » (p.88).

La Femme qui tremble, Une histoire de mes nerfs. (The Shaking Woman or A History of My Nerves), de Siri Hustvedt. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 22 €
 
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