jeudi 30 septembre 2010

Le "Mystère" des hommes et des dieux

Plus de trois semaines après sa sortie (le 8 septembre) Des hommes et des dieux, Grand Prix de Cannes 2010 enregistre au box office plus de 1,4 million d'entrées. Soit mieux qu'Un prophète, Grand Prix de Cannes 2009 (plus de 500 000 spectateurs en 15 jours). Comment un film à la mise en scène relativement simple ponctuée des chants sortis des gorges de sept hommes en robes de bure peut-il autant séduire ?

L'idée de porter à l'écran les dernières années des moines trappistes de Tibhirine est celle du producteur, Étienne Comar. Sans dire que le scénario était de lui, il l'a fait lire à Xavier Beauvois pour lui demander si l'histoire lui semblait "vendable". Le réalisateur lui a fait savoir son intérêt ; il avait déjà à son actif plusieurs films à résonance "christique". Non par foi, simplement parce qu'il '[fait] des films sur des sujets [qu'il] ne comprend[s] pas très bien". Alors pour comprendre, il est parti vivre avec les comédiens dans la communauté de Tamié, il a lu les lettres laissées par les moinées morts en 1996 et l'enquête de John Kiser, Passion pour l'Algérie : Les moines de Tibhirine. Les lettres ont servi à forger les dialogues et le texte d'adieu du père prieur, écrit dans une langue d'une grande pureté, est le point final de l'œuvre. L'on comprend alors que la communauté monastique, implantée depuis la fin des années 30 au dessus du village le protégeait en s’y fondant : le Frère Luc soignait et distribuait patiemment médicaments et vêtements, ses confrères écrivaient pour les villageois, enseignaient, priaient, participaient, anoraks noyés dans la foule, aux cérémonies musulmanes. Ils partageaient tout jusqu'à la peur des terroristes lorsque ceux-ci ont commencé à ensanglanter la région dès 1993, laissant aux bords des routes des hommes et des femmes aux gorges tranchées et la colère de l'armée. Commence alors le long cheminement des moines pour savoir s’il faut partir ou rester, un Golgotha qui après les diviser les unira en une [cène] portée par une œuvre profane, Le lac de cygnes de Tchaïkovski. Au final, peut-on comprendre... ce qui a poussé ces moines à donner leurs vies ? Leur foi œcuménique emmenée, d'après ce film, par celle, trop folle ou trop sage, du père prieur (des dieux), alliée à une immense empathie pour leurs frères du village (des hommes) ? Mystère de la foi,ou de la psychologie humaine, peut-être est-ce cet abîme, et ce qui en résulte, le don de soi, qui séduit les âmes ?



jeudi 23 septembre 2010

« La fille de son père » d’Anne Berest

Dans La fille de son père, Anne Berest parle de la famille, thème maintes fois éculé et pari risqué, qui plus est pour un premier roman, mais astucieusement relevé. Bien heureusement, on échappe à la veine haineuse de Claire Castillon dans Dessous, c’est l’enfer dont la violence des propos submergeait et rendait toute analyse impossible. A l’opposé, on a un moment peur que la jeune auteur ne cède à la tentation moraliste qui voudrait que l’on soit éternellement reconnaissant à ceux qui nous ont mis au monde, peu importe la suite. Il n’en est rien, ce n’est que pour mieux rebondir et donner l’assaut final.

Tout va en finesse et en simplicité : tout d’abord, la famille n’est pas frappée à l’endroit de l’héritage qu’elle impose ou des contraintes subies inconsciemment. C’est par le prisme d’une fratrie que l’on entre dans les arcanes familiales : ce sont trois sœurs, composition finalement assez rare dans la littérature et la mythologie. Souvent les sœurs s’effacent pour devenir fille, épouse ou mère, comme si cela avait plus de sens. Et c’est cela, peut-être encore, que vient nous montrer le roman d’Anne Berest. Les trois sœurs sont les figures imposées de la famille, encore plus vraies que leur mère est morte alors qu’elles étaient encore petites filles. Elles ont été la féminité du foyer durant toutes ces années sans mère. La sœur aînée, dans un égotisme attendu, pense même que son père eut peur de la voir grandir et se transformer en femme. Elle ne saura jamais, par un secret de plus, à quel point elle se trompait.

Entre l’aînée Irène et la benjamine Charlie, la cadette nous raconte les souvenirs : lorsque les sœurs étaient comme une seule personne contre le monde et adorée de leur père, quand Charlie avouait ne pas avoir de souvenirs de sa mère et jalousait ses sœurs pour cela… Mais les années ont défilé, les titres chapitres en témoignent : l’anniversaire, la Toussaint, la Noël, la Saint-Sylvestre et le 6 août 2010, jour de l’enterrement du père. La mère a été remplacée, les sœurs ne sont plus des enfants, n’ont plus la même vie et ne se ressemblent plus. Reste leur seule rousseur, celle de leur mère, comme témoin de leur sororité. A peine nostalgique, la cadette constate cela comme si elle était résolue à grandir et savait que l’on devait se défaire de cela. Les relations ne sont plus les mêmes, plus exclusives, l’époque de l’intransigeance enfantine est bien révolue et la filiation reste. Ce texte, ni violent ni complaisant, est finalement intelligent.

"La fille de son père" Anne Berest, Seuil, 16€

Forêts, de Wajdi Mouawad : ces os qui nous font avancer

Entre le dernier ouvrage, de Jean-Baptiste del Amo, Sel, et les pièces de la trilogie de Wajdi Mouawad, la famille hante actuellement notre blog. Dans la critique de Sel (article ci dessous), elle est comparée à cette mer dont on « veut s’éloigner » mais qui nous rattrape malgré nous : « son immensité impose sa présence ». Dans Forêts, dernière pièce de la trilogie de Wajdi Mouawad qui, dimanche 19 septembre, clôturait à Chaillot une tournée internationale de 4 ans, elle est un océan.

Loup voudrait tout faire pour rayer son passé. Sa mère, Aimée, est morte de l’avoir laissée en vie. Comment vivre avec un crime qu’on ne saurait réparer parce qu'on ne l’a pas commis ? Gothique colérique, Loup en veut en monde entier, son adresse mail suffit à en attester : toutmemmerdetoutmefaischier@hotmail.com. Sa vie d’adolescente canadienne pourrait continuer tranquillement ainsi, entre colère et dégoût, s'il n'y avait pas cet pas cet os dans son histoire, ce petit os que les médecins ont extrait de la tête de sa mère et qui fut cause de sa tumeur. Monsieur Dupontel, archéologue français, tient à en savoir plus sur ce corps étranger : il semble lié à un crâne retrouvé par son père en 1946. Et Dupontel fils a fait une promesse : soulever le mystère de ce crâne sans mâchoire. Cependant, ce serment semble incompatible avec celui que Loup a formulé devant sa mère mourante : laisser sa tête tranquille et l’enterrer telle quelle. Lequel des deux sera parjure ?

L’on retrouve dans Forêts le schéma dramatique à l’œuvre dans Incendies : des jeunes personnes tombent sur des « os » qui vont les obliger à parcourir leurs généalogies. A chaque fois, pour remonter le temps, ils traversent l’océan, trouvant en Europe les racines qui les enchaînaient malgré eux à un mal de vivre mystérieux.

Sur la page d’accueil de son blog, Wajdi Mouawad compare l’artiste à un scarabée qui se nourrit d’excréments pour tirer la substance nécessaire à la production de sa superbe carapace. Cet artiste est sûrement Wajdi Mouawad, ce qui expliquerait sans doute pourquoi Incendies, œuvre la plus intime, la plus libanaise, est aussi la plus émouvante (comparée à Forêt pour le moins). Ce s artistes sont aussi tous les jeunes héros du dramaturge : les excréments, éléments naturels auxquels nous ne pouvons échapper, sont nos tares, nos héritages familiaux qu’ils nous faut sublimer afin que nos carapaces, -dans Forêts le manteau rouge de Loup- réfléchissent la lumière.

dimanche 19 septembre 2010

« Le sel » : deuxième roman de Jean-Baptiste Del Amo

Dans « L’éducation libertine » (2008), premier roman de Jean-Baptiste del Amo, la Seine serpentant dans le Paris du 18ème siècle, colportant les pires immondices était la promesse tenue d’une descente dans les bas-fonds de l’âme humaine et le reflet de la violence d’une société à la veille de sa Révolution. Dans « Le sel », la mer qui borde Sète est belle. Et, le jeune auteur excellant toujours dans la description, le soleil se réverbère sur l’eau, nous sommes éblouis. Mais tant de beauté peut être tout aussi cruelle et la plume de l’auteur, cette fois-ci, plonge dans le carcan familial. Il en ait de la mer comme de la famille : elle est inconnue et dangereuse, on veut s’en éloigner mais on y revient inexorablement, son immensité impose sa présence.

Louise, mère de trois enfants et maintenant grand-mère, prépare un repas qui doit rassembler la famille. Le père, Armand, mort quelques années auparavant, est pourtant définitivement présent. Mutique et violent, il a imposé à sa femme et ses trois enfants une terreur et une dureté de vie. C’est donc autour de cette journée où chacun pense au dîner prochain que les uns et les autres égrènent ses souvenirs, les temps forts et fondateurs d’une personne : la désillusion définitive d’une fille pour sa mère, la naissance de l’homosexualité du fils choyé et la vénération de l’aîné pour son père jusqu’au doute… Autour de cela, la question de l’identité de la figure paternelle reste sans que l’admiration ou la détestation ne puisse y répondre. Sans doute en est-il ainsi de la famille, de l’amour et des secrets auxquels elle oblige. Finalement, parents ou enfants, aucun d’eux ne se sauve vraiment de ce deus ex machina familial.

Les souvenirs sont aussi le prétexte de remonter le temps, savoir si la cruauté s'explique, se pardonne peut-être : la dureté de la vie paysanne dans les Cévennes, la traversée sans pitié de la frontière italo-française pendant la deuxième guerre mondiale, la mort d'une fille, le sida, devenir adulte et avoir des enfants à son tour… Mais cette remontée dans le temps peut-elle vraiment apporter des réponses ? « Le sel » de Jean-Baptiste Del Amo est celui de la mer, qui pique quand on ouvre les yeux car l’on veut savoir ce qu’il y a au fond, vraiment.


"Le sel" Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 19.50€

lundi 13 septembre 2010

Incendies, de Wajdi Mouawad


La trilogie de Wajdi Mouawad (Littoral, Incendies, Forêts) était présenté en septembre 2010 au théâtre national de Chaillot. Le dramaturge libanais mettait fin à quatre ans de tournée. Emouvant.
Dans une tragédie grecque, la malédiction pèse sur toute une lignée. Il en est de même dans la famille de Narwal. Sa mère, qui l’a puni d’un amour illicite, détestait sa propre mère, qui détestait la sienne, qui détestait la sienne... et l’origine de cette haine s’est perdue dans les ténèbres d’une histoire sans mots, d’une histoire sans traces. Aujourd’hui, Narwal n’est plus. Seulent restent des mots justement, ceux que son ami Nobel, le notaire, lit à ses enfants, lesquels les rejettent comme s’il s’agissait d’insultes d’outre-tombe : comment subvenir aux volontés pointilleuses d’une défunte capricieuse qui fut une mère détestée et silencieuse ? Cette femme qui n’écrit pas “mes enfants” mais “la jumelle” et “le jumeau” n’aurait-elle pas pu profiter de sa vie pour troquer son silence contre ses revendications : allez retrouver votre père, car vous en avez un, et votre frère, aussi, car il existe ?
Si forte soit sa haine et son ahurissement, Jeanne, la jumelle, est tout de même curieuse de ce qui se cache derrière le silence dont s’est drapée pendant 5 ans sa maman et de cette dernière phrase qu’elle a prononcée avant d’expirer : “Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux”. Doctorante en mathématiques rompue aux énigmes insolvables de la théorie des graphes, Jeanne va, par sa recherche, passer des bancs de l’université québécoise aux affres de la guerre du Liban (75-90), guerre dont l’absurdité est symbolisée par ce sniper fou passé du camp de la résistance palestinienne à celui des milices et qui danse avec son fusil sur The Logical Song de Supertramp :
“Won't you please, please tell me what we've learned
I know it sounds absurd
but please tell me who I am.
Now watch what you say or they'll be calling you a radical,
liberal, fanatical, criminal.
Won't you sign up your name, we'd like to feel you're
acceptable, respecable, presentable, a vegetable!”

On ne pourra guère plus résumer Incendies, pièce ardente qui, en balayant la vie de Narwal par jeux de flash-backs subtilement enchaînés, invoque les grandes questions de l’existence humaine -la naissance, l’amour, le sexe, la mort, la religion, la connaissance, la transmission, le langage. En prenant soin, au travers de la guerre du Liban, de montrer toute l’absurde horreur qui transpire dans nos histoires, non de manière abstraite, nue, comme elle pourrait l’être dans une pièce métaphysique, dans un livre à concepts, mais en l’accompagnant de tout ce qui fait nos vies, en la mêlant à l’amitié, à la filiation, la mélancolie, le courage, la lassitude, la répétition, l’habitude, l’art ou l’humour, le dramaturge d’origine libanaise Wajdi Mouawad exhorte le spectateur, en même temps que les personnages, à la catharsis.
Cette exhortation transpire dans l’obsession du langage qui traverse la pièce, dans cette mère, pourtant symbole de l’accès à l’écriture, qui se tait par trop d’horreur, dans ces conversations entre les personnages effacées par les tests sonores du théâtre dans lequel ils se trouvent, et dans la figure du notaire, comique très humain, qui, ne cessant de parler, s’embrouille dans les expressions populaires mais communique tout de même (il est le seul qui ait quelques renseignements sur la mère) et permet la catharsis.
Si Incendies, pièce moderne, dit toute cette nécessité des mots qui convergent en multitude de directions, elle est saisissante comme une tragédie grecque. Génial.
Le week-end prochain, au théâtre de Chaillot : Fôrets.


 
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