Gaspard n’a pas vingt ans lorsqu’il débarque à Paris. La ville, « jointure des extrêmes » est le théâtre de ce roman d'apprentissage dans lequel un jeune garçon ne cessera de mettre à rude épreuve sa grande ambition. Il se confrontera la fange de la population mais son ambition le mènera aux salons de la noblesse. Les longues descriptions de ces deux extrêmes nous disent un peu mieux les fossés de cette société à la veille d’une révolution : les pauvres travaillent et dans les domaines les plus éprouvants (le fleuve, les abattoirs..) ou humiliants (la prostitution) quand les nobles s’ennuient : « C’était là leur principale préoccupation, meubler le vide de leurs vies par des salons, des parties de campagne, des dîners fastueux, d’ennuyeuses correspondances » (p.110).
Paris est le personnage principal de ce roman, le narrateur nous dit sa puanteur, l’attrait qu’elle inspire malgré sa violence, l’omniprésence de la mort et sa misère. La ville vit par elle-même et c’est le peuple qui doit s’adapter à elle : la chaleur estivale rend l’odeur encore plus insupportable, à l’automne, les bas instincts des hommes reparaissent avec les premières épidémies puis vient le froid de l’hiver et ceux qui en meurent. La ville se nourrit du charnier qui est en son ventre. Dans cette ville, le Fleuve est une douloureuse et sale blessure.
Néanmoins, le jeune homme arrivant de sa Bretagne reste car la ville représente pour lui les possibilités d’ascension, tout y possible : il exècre la ville quand il n’est rien et croit faire corps avec elle pendant son ascension. La relation qu’entretient Gaspard avec la ville, et encore plus avec le Fleuve, relève de la lutte, elle représente ses tentations, d’ambition, de mort : « Puisqu’il n’était plus rien, puisqu’il était veule et méprisable, devait-il incessamment lutter contre la ville ou se laisser enfin happer par elle, détruire peut-être ? » (p.246).
L’ambition
Les autres sont un obstacle à l'ascension de Gaspard : ses amis lui font perdre le contrôle de sa vie et il déteste ceux qui le ramènent à sa condition première de pauvre, qui l'obligent à se prostituer. Mais il se donne à eux pour satisfaire son ambition. Les hommes sont un moyen, la prostitution et l’abjection sont un mal nécessaire à son ambition. C'est donc aussi lui-même qu'il méprise, Gaspard est effrayé par ce dont il se sent capable : « Il était un individu comme un autre et, dans cette banalité, capable du pire. » (p.134)
La prostitution est un grand pas dans son ambition car elle représente à la fois sa résignation et une profonde métamorphose puisqu’il renonce à lui-même (mais pas à son ambition) : « L’adolescent avait fait place à l’homme aguerri, au désenchantement. » (p.286) Ce mépris de lui-même signera la perte de son humanité qui finira dans un jeu morbide d’automutilation.
« Une éducation libertine »
Deux termes a priori contradictoires car l’éducation que connaîtra Gaspard sous le joug du comte de V. signifie sa libération de toute morale. Avant cela, l’éducation de Gaspard commencera par le savoir, rapidement évoqué, grâce à un instituteur que son père méprisait. C’est la première étape vers la volonté de fuir sa condition.
Puis Etienne de V. voudra faire de Gaspard « un homme complet ». Mais cet être complet dont parle Etienne, quel est-il ? « Un être complet est peut-être celui qui fréquente au cours de sa vie tous ces extrêmes, connaît le monde comme il se connaît lui-même. » (p.170) Il s’agit donc de connaître le monde, de côtoyer les extrêmes et de renoncer à soi-même.
Etienne lui fera côtoyer les extrêmes en lui faisant fréquenter des lieux que la noblesse veut ignorer avant de l’amener au théâtre puis à des dîners. Puis il lui apprendra à ne pas craindre la mort et à oublier toute morale. Il lui dit que plus un homme est conscient de sa nature et plus il est apte à mener le monde. Dans le même ordre d’idées, Gaspard voudrait avoir une vision complète de son existence qui la lui ferait comprendre, c’est un sens à sa vie qu’il recherche.
Cette éducation est longue et Gaspard doit se montrer patient. Cette éducation passera donc par la maîtrise de son corps et celle de son esprit car il sait que cela peut le perdre, il veut trouver « le détachement nécessaire pour exister dans le monde » (p.274).
Mais malgré son ascension, malgré l’homme qu’il est devenu entre les mains d’Etienne, Gaspard restera celui qu’il est, rattrapé par le Fleuve, esprit de la tentation morbide, il sera rattrapé par son désir de mort, par son crime premier. De là, peut-on remettre en cause la possibilité d’une éducation, d’un changement de l’homme, si ce n’est qu’il signifie sa perte ?
"Une éducation libertine" Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 19€
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