lundi 3 février 2014

Marionnettes trop humaines : Ibsen à la Colline servi par Braunschweig

Avec Le Canard sauvage (1884), cinquième pièce du dramaturge Henrik Ibsen à laquelle il s'attelle, Stéphane Braunschweig, le directeur du théâtre de la Colline (Paris 20e), poursuit efficacement son job : donner chaire à des œuvres qui dissèquent les âmes, les culpabilité des fils,  les bassesse de pères ou la médiocrité des maris.


Photographe de son état et surtout pauvre bougre, Hjalmar vivote avec son épouse : tous deux emploient leurs soirées à compter et recompter les bouts de chandelle ; leur maison de bois est modeste -un intérieur ikea-, et leur fille Hedvig devrait perdre la vue... En outre, Hjalmar  ne doit rien à lui-même mais à l'associé de son père, qui par ses largesses, tente de réparer des fautes anciennes. Même le métier d'Hjalmar  est une usurpation : le candide n'a de "photographe" que le titre puisqu'il ne fait que retoucher les photos de son épouse, consacrant le reste de ses journées à rêvasser à son "invention". Cette « mission vitale » lui a été inoculée par un étonnant docteur qui soigne ses patients par l'illusion : le mensonge aide à vivre, estime ce praticien aussi doué à sonder les corps que les âmes.
 
A l'associé de son père et au docteur, une troisième bonne fée s'ajoute au-dessus du destin d'Hjalmar  : son ami  Gregers s'apprête à le renseigner sur les tromperies sur lesquelles repose sa vie. Il est vrai que Hjalmar est à l'image de la pierre de Spinoza : elle croit son mouvement libre alors qu'il est dû à une pichenette. De ces pousseurs de pierre -Sisyphes bien intentionnés- on ne sait en réalité lequel est le plus démoniaque : Gregers, l'idéaliste qui n'a de cesse de traquer la paille dans l'oeil d'autrui ? le cynique docteur, ce marchand d'illusion ? Gina l'épouse trompeuse ? ou le père de Gregers, profiteur des autres et de la vie ?


Une écriture symbolique servie par la mise en scène
 
Ce patriarche omnipotent, Braunschweig le met en scène avec brio : projetée sur le rideau, la face géante du comédien ne fait qu'une bouchée de son fils. Hormis ce recours à la vidéo, et le plancher penché qui illustre, physiquement, la chute spirituelle du foyer, Braunschweig propose un Canard sauvage d'une grande sobriété. Avançant masqué comme Ibsen, il dévoile la réalité par touches.

Ainsi de ce grenier, dont on parle tant chez Hjalmar et qui cacherait un canard sauvage. Poussées d'abord très furtivement, les portes y menant ne sont grandes ouvertes qu'à la fin de la pièce. Si dans la réalité, la "forêt"  qui s'abrite dans ce grenier ne compte que quelques vieux sapins de Noël défraîchis, Braunschweig la présente telle que les personnages malades d'Ibsen l'imaginent : luxuriante. Elle serait comme l'Eden d'où Adam et Eve ont été chassés (pour l'avoir souillée) et dont ils ne cesseront de rêver. Elle est la maison de notre enfance, la Cerisaie de Tchekhov, le symbole mythifié et mystifiant d'un âge d'or révolu. L'on sait qu'elle nous décevrait si nous la retrouvions, aussi,  très sagement, nous nous y promenons qu'en pensée, munis de nos œillères d'enfants, les paupières tout juste décillées.
 
Quant au canard rescapé, il illustre le mythe de la caverne de Platon : il est heureux dans son grenier car il a oublié les étendues sauvages. Lequel, d'Adam ou du canard, est le plus sage ? Il serait vain d'en conclure -ces deux candides attitudes n'étant peut-être pas si opposées-, aussi vain que de vouloir résumer la richesse d'une pièce d'Ibsen. Tout en empêtrant ses personnages dans la matière -soucis d'argent, affaires judiciaires et beurre frais-, donc en les modelant avec la pâte de la complexité humaine (ainsi Hjalmar, tordant de rire par son flegme et sa sensualité : la douceur des tartines ont raison de son orgueil de mâle vexé), Ibsen synthétise par quelques métaphores la vacuité, l'absurdité ou le tragique de leur vie. Ajoutées à sa virtuosité de psychologue, son symbolisme étoffe le discours de manière exponentielle. Et puisque Braunschweig exploite avec finesse ce symbolisme, on n'aurait pas assez d'une thèse pour analyser ce que ces deux-là nous narrent si bien.
 
A la Colline (Paris 20e, métro Gambetta) jusqu'au 15 février, 12 euros pour les moins de 30 ans.

 

jeudi 9 janvier 2014

Sombre dimanche, d'Alice Zeniter


Sombre dimanche est une vieille chanson hongroise dont la légende dit qu'elle fut interdite car elle poussait les gens au suicide.
Alice Zeniter, lauréate du livre Inter 2013, a emprunté ce titre pour son dernier livre, un roman initiatique qui cache sa mélancolie sous une délicate poésie.


Au bord des rails, les générations d'Imre se succèdent. Le dernier en date rêve de sortir du circuit fermé que lui impose son histoire familiale : les Mandy vivent dans cette vieille maison entourée des déchets des voyageurs, travaillent tous en gare centrale et, d'une façon ou d'une autre, perdent les femmes qui les entourent, sœurs, mères et épouses.

Jeune homme, Imre n'a pas perdu son appétence au rêve et son flegme d'enfant. Les blondes californiennes qu'il caresse dans ses songes, il ne saurait y prétendre sérieusement. Ironie du sort, ses errances dans Budapest mèneront ce romantique vers des aventures bien éloignées de ses aspirations : fantasmes aux bains sur une sexagénaire, emploi de vendeur dans un sex-shop, cohabitation avec sa sœur et son père. Son ami d'enfance, Z., est son exact contraire : on lit sa réussite sur son costume, les critiques littéraires l'adulent.


Les Hongrois, ce peuple de ratés, ne savent pas être heureux rappelle sans cesse ce bougon d'Imre, l'autre, le vieux, le grand-père à la jambe défoncée par Staline. A l'image de ce grand-père, les personnages de Sombre dimanche trimbalent tous une indécrottable mélancolie que la chute du Mur, attendue comme le Messie, n'a pas chassée. Le roman, pour autant, n'est pas si sombre ; l'on ne s'y suicide pas à la fin de la lecture, plus légère qu'annoncée : conscients de leurs inaptitude au bonheur, Imre et les siens s'avèrent attachants car doués pour l'autodérision.
Si Z. est le poète professionnel de l'histoire, Imre, qui jamais n'écrit, est l'(anti-)héros qui agit véritablement en artiste, soucieux à chaque instant d'adoucir la vie.
Alice Zeniter elle-même résume son livre ainsi : "Mon Dieu ce qu'une vie humaine peut être riche et insignifiante tout à la fois." Lorsque l'on referme Sombre dimanche, Imre s'est envolé, avec tous les sujets que la jeune romancière (26 ans) a voulu traiter : le passage de l'enfance à l'âge adulte, la famille, la chute du Mur. Ne reste que la délicate poésie avec laquelle le lecteur s'est rassérénée pour éponger son impression de vacuité.
 
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