dimanche 23 octobre 2011

« Les trois lumières » de Claire Keegan

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Pour se soulager quelques temps et en attendant l’arrivée d’un énième rejeton, une famille modeste confie une jeune enfant à son oncle et à sa tante dans une ferme du Wexford, en Irlande. Un récit dont la finesse, la douceur et la fragilité font la force.

Dès le trajet avec le père et la découverte de la maison qui sera la sienne durant quelques semaines, la petite nourrit des sentiments partagés, à la fois plein d’espoir et une crainte toute compréhensive pour ce monde inconnu : « Une partie de moi voudrait que mon père me laisse là pendant qu’une autre partie voudrait qu’il me ramène, vers ce que je connais. Je suis dans une situation où je ne peux ni être ce que je suis toujours ni devenir ce que je pourrais être.»

On se souvient sûrement tous de quelques jours ou quelques semaines passés hors de son foyer, la première expérience de l’étranger. C’est la force de l’écriture de Claire Keegan que de traduire la complexité des sentiments qui traversent alors la jeune enfant : c’est à la fois doux et inquiétant. Parce que c’est autre chose, ce n’est pas sa mère et son père mais ce couple qui l’accueille dans sa maison ne lui apporte-t-il pas plus d’attention et, disons-le, d’amour ? Cela aussi, c’est inquiétant, de réaliser qu’une autre personne que ses parents peut apporter plus de soin et d’amour.

On retrouve dans l’écriture de Claire Keegan la naïveté et la crainte de l’enfance. Ces mots et ses expressions ne déchirent pas le voile transparent de l’enfance qui fait que le monde est plus doux et qu’on devine aussi ce qui le rendra cruel : « nous voyons tout et pourtant nous ne distinguons rien ».

"Les trois lumières", Claire Keegan, traduit par Jacqueline Odin, Editions Sabine Wespieser

jeudi 13 octobre 2011

Nos vies liquides, à la Colline


Dans Les Vagues de Virginia Woolf, s'entrelacent les voix de six consciences et les récits de leurs vies épousent les mouvements du soleil en une journée ou celui des vagues s'écrasant sur le sable. La metteuse en scène Marie-Christine Soma réussit à incarner des extraits de ce texte superbe, sensible et aérien, défini par Woolf comme un « poème-jeu » plutôt que comme un roman, tout en préservant sa poésie et sa diaphanéité. Jusqu'au 15 octobre à la Colline (Paris 20e).

Six personnes dans un jardin. On imagine, vu la lumière jaune, que c'est l'aurore... Tour à tour, les trois garçons et les trois filles prêtent la voix à leur jeune conscience et décrivent le flot de sensations, d'émotions et de pensées qui les traversent : admirer la toile d'araignée où des « gouttes d'eau se sont prises, perles de blanche lumière », se sentir tige enfoncée dans le sol, se découvrir amoureuse de ce garçon qui, voyant l'envol d'un pigeon ramier, en fait un poème. Peu à peu, ces voix confuses, qui semblent provenir de la même conscience - faible existence nichée au ras du sol, au niveau purement sensible des brindilles et des insectes-, ces voix se démarquent et se personnifient. Se détachent Louis, l'étranger avide d'aventures et de profondeurs, Suzanne, concrète et jalouse, Bernard, l'homme bon et le poète, Jinny, sensuelle et effrontée, Rhoda rêveuse solitaire prenant des pétales pour des navires, Neville, l'amant des hommes.

Suivant le mouvement du ressac, ces consciences s'élargiront et vieilliront. Sur scène, les six jeunes comédiens laissent alors la place à six autres qui leur ressemblent mais diffèrent par leur âge. L'échange n'est pas brutal, les hommes et femmes mûrs étaient là, en puissance, dans les limbes que représente l'espace entre les coulisses et la scène, tandis que les jeunes adultes se laissaient choisir par des vies intellectuelles, de famille, de plaisir... Quant aux acteurs cadets, ils ne quittent pas le plateau sitôt les jeunesses envolées : en effet, Bernard l'enfant est contenu dans cet homme grisonnant, de même que sont aussi incluses en lui la somme des différents personnages qu'il a joués en société, les phrases qu'il a formulées, les amis qu'il connaît depuis l'enfance : Suzanne, Jenny, Bernard, Neville, Louis, et Perceval, le camarade admiré trop rapidement décédé.

Ce Perceval est un double du frère de Virginia Woolf, Thoby, dont la mort prématurée réunit plus fortement les intellectuels londoniens qui formèrent le groupe de Bloosmbury, rencontre de créateurs originaux, d'intelligences et surtout d'amis. Les Vagues illustrent ce paradoxe : les comédiens soliloquent et errent la plupart du temps seuls mais les personnages révèlent toute leur existence particulière lors de retrouvailles qui sont de symboliques cènes. Pas de nourriture sur la nappe blanche, seulement les flammes des bougies au travers desquelles les consciences se contemplent et se jaugent.


« Tâchons de croire que la vie est un objet solide, un globe que nous pouvons faire tourner sous nos doigts », se persuade Bernard. La mise en scène de Marie-Christine Soma et le jeu de ses acteurs respectent le bergsonisme de l'œuvre de Virginia Woolf (qui décrit une vie constituée de multiples et imperceptibles strates et, pourtant, évanescente) : ils englobent le spectateur en un flux de mots, de visages, d'images et de lumière, loin de tout intellectualisme ou de tout prétention, aussi simplement et naturellement que possible, parce que tels sont nos vies et le mouvement des vagues sur la grève.

Les Vagues, de Virginia Woolf (traduction de Marguerite Yourcenar)
au théâtre de la Colline (15 rue Malte-Brun, Paris 20e, Métro Gambetta)
Jusqu'au 15 octobre.
Mise en scène : Marie-Christine Soma
Durée : 3h sans entracte

samedi 8 octobre 2011

Limonov, d'Emmanuel Carrère : réfléchir les vies

Voici, encore une fois, une autre vie que la sienne qu'Emmanuel Carrère décrit ici. Le livre a fait grand bruit en cette rentrée et son auteur vient de recevoir, mercredi dernier, le prix de la langue française de la Ville de Brive.

Au travers d'Un roman russe Carrère partait sur les traces de son grand-père dont il savait si peu. Dans D'autres vies que la mienne, il expliquait avoir excorsicé son «renard », cette tenace et égocentrique angoisse qui lui tordait le ventre, et pouvait, dès lors, s'intéresser aux autres. Limonov poursuit ce programme.

Édouard Limonov n'est pas comme Jean-Claude Romand dans L'Adversaire, un incompréhensible fou, il est presque, on ose, pour Carrère, un alter ego, l'autre par excellence... Bien sûr, il a milité dans un parti néo-fasciste russe (contre Poutine), bien sûr il a côtoyé pendant la guerre des Balkans le criminel serbe Arkan.... Et, avant le politicien, avant le gourou des nasbols (nationalistes – bolchéviques) ou le sulfureux écrivain parisien collaborateur de L'idiot international, il y eut le prisonnier de droit commun, le majordome, le clochard new-yorkais, le poète tailleur, la petite frappe d'une banlieue ukrainienne oubliée, le fils d'un exécutant du NKVD. Autant d'histoires qui, en une rassemblées, fait de cette vie un roman et de celui qui la porte un personnage. Certes un homme bien étranger, donc incompréhensible a priori pour Carrère, mais qui le captive en cela : par son caractère insaisissable, par la Russie, sûrement, et pour cette carrière d'écrivain reconnu qui narre celle de l'aventurier raté car trop droit - et du coup décalé-, dans ses choix et dans sa nostalgie d'une victorieuse Russie, celle de la Grande guerre. Enfin, et surtout, c'est l'humanité que cache l'incroyable élan vital du personnage qui intriguent l'auteur et son lecteur : le tenace Limonov, dont le nom associe l'amer du citron au tonique de la grenade dégoupillée (limonka), renaît sans cesse de ses cendres.

En filigrane de sa vie mouvementée, c'est la grande Histoire, de l'URSS puis de la Russie, qui s'écrit, l'histoire de la chute d'un monde, dictatorial, désolé et communiste -dont un minimum égalitaire-, aussitôt remplacé par la sauvagerie d'oligarques capitalistes. Au troisième plan, Carrère narre aussi la sienne, de vie, celle d'un fils dont la mère adorée a annoncé la chute de l'URSS (Hélène Carrère d'Encausse), celle d'un étudiant mal à l'aise, et d'un écrivain forgeant, cahin-caha, son style. Dans Limonov, Carrère n'est pas biographe, il reste un romancier pour qui les existences ne peuvent s'appréhender que réfléchies sans cesse les unes sur les autres, et cette inclinaison lui permet de traquer, derrière les idées arrêtées, l'étoffe des vies, complexes broderies.

Limonov, d'Emmanuel Carrère, POL, 488 p., 20 euros.

"[...] l'intriguant qui travaille moins bien mais réussit mieux que vous, dont l'insolence et la veine de cocu vous humilient, et ne vous humilient pas seulement devant les chez mais aussi, ce qui est plus grave, devant votre famille, en sorte que votre petit garçon, tout en professant loyalement le mépris des siens à l'endroit de Lévitine, ne peut, même s'il s'en veut, s'empêcher de penser en secret que son père est un peu besogneux, un peu minable, et que le fils de Lévitine a de la chance, tout de même. Édouard développera plus tard une théorie selon laquelle chacun, dans sa vie, a un capitaine Lévitine." (Limonov, p49)



lundi 3 octobre 2011

« Quatre jours en mars » de Jens Christian Grøndahl

Sélection du Grand prix des lectrices de ELLE 2012

Que se passe-t-il durant quatre jours ? Le roman de Jens Christian Grøndahl rend tout à coup évident ce dont nous faisons l’expérience quotidiennement : « Quatre jours en mars», ce n’est pas seulement la vie d’Ingrid, architecte brillante, mère d’un jeune délinquant inquiétant et maîtresse d’un homme dont le courage est à questionner. « Quatre jours…» compte bien plus que ces faits-là.

C’est en fait la somme des pensées et des souvenirs qui passent en une journée. Ils sont si nombreux, ils remontent si loin, que cette pensée vagabonde tisse des liens entre l’enfance, le fait de grandir, le fait de devenir une femme et une personne. Ingrid réfléchit finalement assez peu ces actes présents : elle sait qu’elle doit rentrer pour avoir une explication avec son fils délinquant, elle ne réfléchit pas quand elle appelle son amant chez lui, pas non plus quand elle gifle son fils… Elle est bien plus la spectatrice et l’analyste de sa vie passée. Sûrement parce que regarder les choses avec du recul est plus simple, que cela permet également d’ embellir les faits : « Bien entendu, cela ne s’est pas passé ainsi, comme dans un film, mais quand elle y repense, cela en a pris les apparences, car c’est le coup d’œil rétrospectif qui compte. »

Finalement, ce livre parle peut-être essentiellement, sans en avoir l’air, du fait de devenir adulte. Ingrid sait parfaitement d’où elle vient : sa mère et sa grand-mère sont des femmes de lettres, frustrées de ne pas avoir été reconnues. Elle deviendra à l’inverse architecte, brillante et reconnue : elle bâtit la maison dont sa mère l’a privée en partant seule à Rome alors que sa fille était encore adolescente. A ce titre, les personnages dessinés par Jens Christian Grøndahl épousent une finesse psychologique trop rare qui nous fait toucher du doigt les méandres familiaux et la perversité des rapports humains. Mais d’autres événements resteront des énigmes auxquelles le temps ne peut pas grand chose : ainsi en va-t-il des obsessions amoureuses éteintes et des évidences foulées au pied par la vie.

A la lumière de ces quatre jours qui en contiennent bien plus, l’on pourrait s’interroger sur la définition de l’essentiel : est-ce ce qu’il reste ? Mais c’est souvent ce dont, justement, on a voulu se débarrasser : une enfance en demi-teinte, des parents absents ou une mère envahissante… L’intensité du présent peut-elle alors être le mètre étalon de l’essentiel d’une vie ? Ces quatre jours sont peut-être l’occasion pour Ingrid de réaliser que, bien qu’adulte au sens fort du terme, elle n’est pas totalement en capacité d’épargner autrui et, en premier lieu, son fils : « On sait si peu de choses sur ceux qui étaient adultes avant que nous ne devenions nous-mêmes."

"Quatre jours en mars" de Jens Christian Grøndahl, traduit du danois par Alain Gnaedig, Gallimard, collection Du Monde entier

 
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