jeudi 24 octobre 2013

Jean-Claude Grumberg, en synthèse


Les "ufs" sont, chez Grumberg, les juifs dont on a daigné l'identité. Exilés, morts dans les camps, fertilisant de la terre d'Auschwitz : en cinquante ans d'écriture, Grumberg a fait revivre ces fantômes, sans pleurnicherie. Comme une bande annonce, Chez les Ufs -Grumberg en scènes invite à découvrir les textes de ce dramaturge populaire, sprituel et joyeux. Au Théâtre de Poche - Montparnasse (Paris 6e), jusqu'au 17 novembre 2013.
Jean-Claude Grumberg a exercé le métier de tailleur. Sa pièce L'Atelier en témoigne. Depuis, il a l'air de gagner sa vie bien autrement : en écrivant des pièces courtes et longues, pour adultes et enfants, des paraboles qui mettent en scène, de façon comique, des aventures tristes de juifs : orphelins de guerre, exilés à Berlin dans les années 30, veuves de deportés, etc. De "juifs" mais également de toutes sortes de victimes, de ceux que la société bannit pour une couleur, une odeur ou une soi-disant double-allégeance qu'elle ne saurait supporter : rouquins, francs-maçons, communistes...

Qu'on ne s'y méprenne : l'auteur n'a jamais délaissé ses outils de tailleur. Cisaillant sa pensée pour n'en tirer que la substantifique moelle, il produit des pièces d'apparence légère qui auraient l'élégance des jupes d'une Chanel. Dans Chez les Ufs, le grand couturier assemble lui-même quelques textes choisis par l'entremise d'interventions à propos de son travail de dramaturge : comment il en est venu là ? -pour tromper l'ennui- pourquoi, il en écrit des courtes ? -pour éviter le mal de dos dû à une station assise prolongée-, etc.


Homme à l'accoutrement modeste, borgne à la mine bonhomme, Jean-Claude Grumberg n'a rien des allures que l'on prêterait à un lettré à succès. Il serait plutôt ce vieux grand-père qui, pour nous bercer, murmure ses histoires à l'oreille. Aussi, l'entendre, dans Chez les Ufs, parler de lui-même à la troisième personne écorne les tympans, le "il" impérial dénotant avec son air sympathique.


Le spectateur se lamenterait de cette vaine distance si ce n'était la fraîcheur des deux acteurs qui accompagnent Grumberg sur scène (Serge Kribus et Olga Grumberg) pour servir une écriture percutante et des histoires touchantes de sincérité. Outrepassant les coquetteries pré-citées, il se concentre sur les cadeaux que le bougre lui livre : une invitation à (ré)entendre des textes précisément brodés et le témoignage d'une époque.

A déguster, un dimanche en famille, après avoir profité du mignon salon de thé du Théâtre de Poche - Montparnasse...
Chez les Ufs, Grumberg en scènes, Théâtre de Poche - Montparnasse, Sous le regard de Stéphanie Tesson, jusqu'au 17 novembre, du mardi au samedi 19h, dimanche 17h30. Réservations : 01 45 44 50 21 ; de 10 à 30 euros.

75 bvd du Montparnasse, Paris 6e.
 
 

lundi 21 octobre 2013

9 mois ferme : Albert Dupontel, clowns naïfs et réalisateur facétieux


Avec 9 mois ferme, Dupontel partage une fois de plus son humour déjanté et sa bonne humeur barrée. Devant sa caméra, il donne la réplique à Sandrine Kiberlain, juge pète-sec enceinte d'un débile léger. Un duo qui fait hurler la salle de rire... Verdict pour ce film : y courir.


Ce film pourrait être intitulé "le Bête et la Douée" : elle, magistrate brillante gainée dans des tailleurs élégants que relève une blondeur aristocratique impressionne ses pairs par son ardeur au travail et une rigueur intellectuelle dont le pendant est une lourde (f)rigidité sociale... Lui, cambrioleur en rien gentleman, est plus maigrement doté : un esprit aussi épais que son vocabulaire est maigrichon, constitué bon gré mal gré au cours d'une enfance négligée. Lui restent cependant un corps musculeux et la débrouillardise qui sied à son métier.

Ces deux-là n'avaient pour lieu commun que la Cour... Ils ont pourtant réussi à mêler leur destin sur un bout de trottoir, au sortir d'une soirée trop arrosée.  Pour se blanchir, la pauvre juge aidera le prévenu (accusé de globophagie) à échapper aux fureurs d'une société avide de sang, de boucs-émissaires et de respect des convenances. Institution sociale qui déborde largement des murs dans lesquels elle devrait être confinée (le Palais de Justice) car elle agrège pêle-mêle médias, politiques et badauds, la Cour d'Assises se plait en effet à croire que les accusés sont des psychopathes sans aucun lien avec les bons citoyens.

Une bonne humeur corrosive

Ames sérieuses, s'abstenir : rien n'est crédible chez Dupontel dont le premier ressort humoristique semble être le grossier. Pour lui a priori, les chirurgiens sont des bouchers, les intellectuels des handicapés sociaux, les personnages de pauvres hères piégés par des peaux de bananes dont on a bien de la peine à expliquer pourquoi elles trainaient là. Le spectateur habitué aux intrigues fines et aux jeux de mots distingués rit presque malgré lui, mais franchement et à raison.

Humoriste funambule, Dupontel danse sur une crête : un pas de trop et la scène eût été lourde... La barre qui le maintient en équilibre est composée du brio des comédiens et du décalage à la source du rire. Dans les scènes comiques, un être raisonnable (le juge, la présidente du tribunal...) fait toujours face au grotesque. Le spectateur qui s'identifie à cette présence censée et éberluée est ainsi introduit dans le cadre. A son corps défendant, il se moque des naïfs croyant à des événements rationnels dans un monde qui ne l'est pas : il se rit donc de lui-même érigé en clown floué....

Albert Dupontel nous a bien eus : sous ses airs bonhommes, il dénonce nos grossières certitudes, nos préjugés et notre soi-disant bonne morale... Résultat : la Bête n'est pas celle que l'on croit !

9 mois ferme, d'Albert Dupontel, avec A. Dupontel, S. Kiberlain, 2013
 

lundi 23 septembre 2013

Vies de courage.. : L'Annonce de Marie-Hélène Lafon


En ces temps rudes pour l'agriculture, l'amour est bien peu souvent dans le pré. Avec la délicatesse qui lui est coutumière, Marie-Hélène Lafon met en scène dans L'Annonce (Buchet-Chastel, 2009) un couple que rien ne devait assortir dans un pays écrasé par le poids des années passées. Lumineux.


Fermier du Cantal, Paul a longtemps rêvé d'une femme. Non d'amour – on n'oserait- mais d'une douce épouse avec laquelle il coulerait ses vieux jours... Cette vie conjugale démontrerait que, dans ces campagnes âcres, le célibat et ses symptômes (alcool, sauvagerie, médiocrité) ne sont qu'une fatalité à déjouer. Pour cette femme tant désirée, Paul a aménagé un foyer à l'étage de la grange où vivent celles qui l'attachent au pays, celles qu'il ne saurait quitter plus d'une demi-journée, si ce n'est une fois en une décennie, parce qu'exceptionnellement il s'est arrangé : ses chères salers. L'honneur de cette exception est justement rendue à une nouvelle prétendante de la grange, femelle choisie parmi les imposées, Annette. Jeune femme mais déjà vieille fille, Annette vit chichement entre son gamin et sa mère dans le petit appartement d'une cité ouvrière à rêver de lignées princières... En la débarquant du Nord, Paul s'assure les grognements de ceux avec qui il partage depuis plus de vingt ans les travaux et les jours, les plats vernaculaires : ses oncles et sa sœur, soit trois vieux célibataires.

Comme dans Les Pays, son dernier roman, Marie-Hélène Lafon narre ici l'histoire d'un déracinement. Face au vertige causé par le décalage entre le pays quitté et la terre adoptée, ses personnages opposent des volontés tenaces. L'héroïne des Pays, Claire, se plonge dans le travail universitaire tandis qu'Annette s'attache chaque jour à contempler le paysage qui s'étale à ses pieds comme si elle voulait s'y enraciner spirituellement. Son regard erre entre les vallons sans jamais être freiné : l'horizon est, là, aussi fuyant que celui de son enfance était bouché par les hautes tours de la cité (et, pour cela, rassurant).

Personnages aux allures de bêtes de somme, confondant d'humilité, Paul, Annette et Claire forcent l'admiration par leur endurance, leur patience à construire, brindille après brindille, un avenir plus enviable  que celui vers lequel ils étaient engagés. Leur leçon de vie eût pu être naïve ou assommante, presque désuète pour le lecteur contemporain pressé... Que nenni ! La plume, ici, danse sur la page avec bien trop de tact et d'intelligence : point de scories chez Marie-Hélène Lafon dont l'on sent, sous son vocabulaire précis, qu'elle n'inscrit pas une phrase sans l'avoir auparavant vue dans le tableau intérieur qu'elle cherche à nous montrer après l'avoir mille fois pesée.
Sensuelle, cette écriture qui court au rythme des pensées des personnages rappelle celle de Pierre Michon. Chez elle comme chez Michon, chaque mot est la nuance d'une image que l'auteur extorque patiemment des tréfonds de son âme avant de la polir avec les outils de la raison. Nulle élucubration, nulle ratiocination, tous les éléments de la composition y tiennent leur place avec évidence. Deux peintres à lire.


L'Annonce, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 196.p. 2009

"Nicole était la gardienne de Fridières, la grande prêtresse de cette religion du pays, clos et voué à le rester autant par les fatalité de sa géographie et de son climat que par les rugueuses inclinations de ses habitants." p. 169.

Pour entendre M.-H. Lafon parler des Pays, cliquez ici.




vendredi 20 septembre 2013

Ozon, fenêtre sur corps...

Présenté au dernier festival de Cannes, Jeune et Jolie met en scène une lycéenne mineure d'un milieu parisien aisé se prostituant sans raison économique. Filmant les corps avec précision, François Ozon crée l'ambiance érotique dérangeante qu'on lui connait, aidé largement par la jeune et jolie Marine Vacth

C'est Isabelle ou Léa. Isabelle pour le lycée, les parents, les petits amis, Isabelle pour la vie parisienne en jean et pull ample, la coiffure échevelée de jeune adolescente et les chaussures plates ; Isabelle pour le portable officiel, les soirées théâtrales ou la complicité fraternelle quand « Léa » est réservé aux talons haut perchés-chemise en soie et mini-jupe, aux chambres d'hôtels, aux sous-vêtements noirs en dentelle, aux 500 euros cache, aux "suce-moi". Léa, 20 ans, est étudiante en lettres tandis qu'Isabelle n'a que 17 printemps. Les fréquentes douches effacent la première, afin que personne ne se doute de la double vie de la seconde, laquelle ne dispose pas d'alibis visibles pour mettre à disposition son corps auprès d'hommes très âgés, méprisants ou vulgaires : point de problème financier ni d'hérédité. A peine un père absent, un dépucelage décevant.
Marine Vacth joue cette Léa-Isabelle : "de beaux yeux mélancoliques" et un corps de jeune femme superbe autour duquel ne cesse de tourner la caméra d'Ozon. Léa fait-elle la "pute" parce qu'  "on n'est pas sérieux, quand on a 17 ans" ou pour remplir ce trou intérieur béant dans lequel son âme mélancolique se noie ? Les fantasmes et les mobiles de nos esprits sont impénétrables semble estimer Ozon, réalisateur sans conclusion auquel il ne reste, pour seul moyen d'action, qu'à danser autour des corps. D'ailleurs, ses personnages ne se parlent que très peu : ils s'épient. Ainsi de Victor (Fantin Ravat), le frère d'Isabelle ou du héros de Dans la maison (Ernst Umhauer). La caméra remplace leurs yeux et leurs jumelles, et sert à leurs bras trop courts de prothèse pour caresser les corps de muses superbes : Isabelle-Léa ou Julie (Ludivine Sagnier) dans Swimming Pool.
Spectateurs rationnels et optimistes se trouveront désarmés devant ces corps nacrés qui refusent d'expliquer ce qui les meut tandis que les autres, enchantés par l'élégance des cadres et le grain des peaux profiteront de ces histoires perverses pour nourrir leur rêverie sur ces gouffres amers qu'en humain civilisé, nous tentons sans cesse de boucher. Une invitation, à se replonger, pour prolonger le fantasme, dans Belle de Jour, de Luis Buñuel (avec Catherine Deneuve et Jean Sorel).
Jeune et Jolie, de François Ozon, août 2013, 1h33


 
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