mardi 11 novembre 2008

L’enfer de Matignon, de Raphaëlle Bacqué

Pierre Messmer, Raymond Barre, Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Michel Rocard, Edith Cresson, Edouard Balladur, Alain Juppé, Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin… « Ce sont eux qui en parlent le mieux » remarque Raphaëlle Bacqué… Eux qui parlent le mieux du rôle de Premier ministre, coincé, dans « l’enfer de Matignon », entre le Président de la République et leurs ministres, entre la majorité et l’opposition, l’opinion et la presse, responsable de tout devant tous…

Quand le journaliste s’efface derrière le politique...

Sur la couverture de l’ouvrage –rouge, la couleur de l’enfer-, en grosses lettres au dessus du titre, le nom de la journaliste (on n’ose dire de l’auteur), puis des photos des 12 Premiers ministres interrogés, si petites que les visages sont péniblement distingués. Pourtant, dans l’ouvrage, c’est l’inverse qui se produit : la plume de la journaliste est à peine présente, seulement dans l’Introduction et dans les incipit des chapitres ; elle s’efface derrière les témoignages des ex-premiers ministres qui s’ordonnent par thématiques : « La nomination », « Le maniement des Hommes », « Secrets et mensonge », etc. Anecdotes, retours sur soi, analyses, nostalgies ou énervements, comme sur un divan de psychanalyste, les 12 retournent dans leur passé, racontent comment ils ont travaillé, les réformes qu’ils ont menées, ce qui les a fatigué, stressé, énervé...

Du jour au lendemain, Premier ministre...

Bien souvent la fonction de « Premier ministre » leur est tombé dessus : Edouard Balladur, dont les sondages d’opinions étaient bons, l’a appris sans trop de surprise à la télévision ; sept ans auparavant, Laurent Fabius avait lors d'un déjeuner fait savoir au «Président » qu’il réfléchirait à la question... dans l’après-midi, alors qu’il était dans son bureau de secrétaire général de l’Elysée, il l’apprend à la radio. Il n’avait que 37 ans. Quant à Edith Cresson, elle craint cette nomination : Bérégovoy rêve de ce poste depuis 20 ans et la liste des envieux est longue. « Ils seront furieux. » ne cesse-t-elle de répéter à Mitterrand, phrase qui, rétrospectivement, présage effectivement bien de l’avenir… Quelques semaines plus tard, Claude Sarraute écrivait dans Le Monde « J’imagine mal mon Mimi te repoussant du pied, agacé par tes câlineries de femelle en chaleur. »

Témoignages et mauvaise foi (Lionel Jospin est vraiment trop chiant)

Mitterrand protégeait-il Cresson outre-mesure ? Difficile de le savoir… Comme il est difficile de savoir si, dans le gouvernement de Lionel Jospin, l’on discutait aussi « collégialement » que celui-ci ne veut bien le dire ; comme il est difficile de savoir si, ainsi que le prétend de Villepin, « la chevauchée héroïque de Nicolas Sarkozy » n’était qu’une hallucination des médias (parce que le poète avait fait une croix sur son avenir à l'Elysée)… En comparant le discours des uns avec celui des autres, il semblerait que Lionel Jospin et François Fillon soient ceux qui aient le moins coupé avec leur vieille langue de bois. Quand, dans la partie « Stress », Raffarin raconte ses journées en véritables marathons et ses nuits entrecoupés de coups de fils intempestifs (notamment à cause des affaires de résolution d’otages), quand Raymond Barre explique qu'il devait, en plus de tout, accompagner et ramener VGE de l'aéroport (Chirac a mis fin à ce protocole, Lionel Jospin l'en remercie), quand Rocard raconte que des décisions importantes sont prises entre deux portes.., Lionel Jospin explique que la « tâche est passionnante » « et qu’il a plutôt vu l’attrait, la beauté, et même la lourdeur » du métier qui lui a apporté un « sentiment de plénitude »… Monsieur prenait soin de jouer au tennis et son couple n’a pas souffert de la vie à Matignon…

Petit cours de management...

Parfois, histoire de démêler orgueil de mauvaise foi, les affirmations des uns peuvent être recoupées avec les témoignages des autres. Ainsi, lorsqu’Edouard Balladur explique qu’il savait s’organiser, qu’il savait décentraliser … et qu’il prenait même le temps de regarder le journal de 20 heures, le lecteur est renvoyé à l’expérience de (simple) ministre de Fillon : «Edouard Balladur avait sans doute le management des hommes le plus sophistiqué et le plus efficace [comparé à Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin, pour qui Fillon a aussi été ministre]. Il était toujours affable, très disponible pour les membres de son gouvernement […] Il était rare que l’on ne puisse pas, dans la journée, passer une demi-heure, trois quart d’heure, une heure avec lui pour parler de dossiers complexes. Et d’ailleurs, sur cet entretien d’une heure, on passait souvent une demi-heure avec lui à parler d’autres choses ». A la différence (toujours pour notre actuel Premier ministre) Alain Juppé prend des décisions « très tranchées» sans les expliquer (l’intéressé, en bon-homme de dossiers, dit perdre son temps en le faisant) et Jean-Pierre Raffarin donne le « sentiment de ne pas être en mesure de trancher » (lui dit que « Matignon est une machine à arbitrer […] à la hache », le fauteuil de sénateur semble plus moelleux pour ses rondeurs…).


De l'(in)utilité du Premier ministre (et du Président)

Les discours les plus apaisés sont ceux d’Edouard Balladur et de Lionel Jospin. Au management génial et au Président fatigué du ministre Balladur, à la langue de bois acérée de L. Jospin et à la croissance que connaissait la France sous son mandat, bref à ces ingrédients pour une « bonne gouvernance » l'on pourrait ajouter la cohabitation : l’un comme l’autre ne sont empêchés par leur Président respectif, gros bâton dans les roues de Michel Rocard, d’Edith Cresson ou de François Fillon… Presque tous les ex-Premiers ministres s’accordent sur la nécessité de sortir de notre modèle constitutionnel hybride (régime semi-présidentiel) pour adopter un régime entièrement parlementaire (dixit les hommes et femmes de gauche) ou pleinement présidentiel (ceux de droite). Dans ces nouvelles configurations, la question de la nécessité du Premier ministre est annexe : soit celui-ci est réellement le pôle de l’exécutif, et aussi chef de la majorité, [ce qui lui enlève deux épines du pied, le Président et la majorité] (Fabius), soit il ne joue que le rôle du « premier des ministres », de celui qui ne fait que coordonner l’action gouvernementale (Balladur), soit, tout simplement, il disparaît totalement (Cresson, Fillon). Deux des interrogés détournent la question : pour Alain Juppé le problème le plus préoccupant est celui de « l’inflation législative », pour Balladur c’est celui de l’entente entre Premier ministre et Président.

En filigrane, ce dernier est en permanence présent dans l’ouvrage. Hormis dans le cas de Nicolas Sarkozy, c'est une figure assez évanescente, presque aérienne, qui, si elle est enquis de tous les dossiers en conseil des ministres, ne fait qu’à peine tremper les doigts dans le cambouis… Plus exactement, le Président roule au kérosène des sommets internationaux et des grandes représentations diplomatiques, prend soin de placer ses amis aux plus Hautes fonctions de l'Etat, soigne son image monarchique (BGE) et signe des ordonnances (parfois dans le dos de son ministre Rocard). Alain Juppé raconte : « Un jour où c’était particulièrement difficile à Matignon, j’étais dans l’escalier de l’Elysée, après un entretien avec Jacques Chirac. Je venais de quitter le bureau et il m’a lancé : « C’est dur hein ? » J’ai soupiré : « Oui c’est dur ». Et le président a souri : « Vous verrez on est bien mieux ici. » (p 272).
Sales Journalistes !
Haï, aimé, moqué, detesté, respecté, les sentiments du Premier ministre envers son Président restent variable. Mais s'il en est une qui est unanimement detestée, c'est bien la presse. A part quelques rares mieux informées, rien ne saurait la sauver, la presse est ignorante, suiviste, mysogine, hautaine, croit connaître "l'opinion" sans jamais la palper : "Le pire, c'est que la presse vous donne des leçons sur l'opinion, alors que pratiquement aucun journaliste ne fait, comme le font les élus, les permanences et les cafés" note Cresson (p 240), particulièrement remontée contre la profession. "Nos rois aussi avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon" (p 241). Par son ouvrage, par son effacement, par la place laissée au témoignage, tout se passe comme si Raphaëlle Bacqué rachetait la profession : 20 ans, 30 ans après, elle redonne le micro au Politique pour qu'il explique la nécessité de la réforme des retraites, la manière dont on procède de la libération des otages, pourquoi le statut des dockers doit-être réformé et le franc dévalorisé.... Une leçon de politique politicienne et de politique publique.

L’Enfer de Matignon, R. Bacqué, Albin Michel, sept 2008.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

 
Paperblog : Les meilleurs actualités issues des blogs