mardi 1 septembre 2009

Livre : Plaidoyer pour Eros, de Siri Hustvedt

Bien plus discrète, mais pas moins géniale que son poète de mari, Paul Auster, Siri Hustvedt, l’auteure de Tout ce que j’aimais (roman, 2003), vient de voir son recueil d’essais, Plaidoyer pour Eros, traduit et publié chez Actes Sud.

Dans la mythologie grecque primitive, Eros est une divinité qui n’engendre pas par elle-même, mais qui permet aux autres, notamment à Chaos et Gaïa, de le faire. Ainsi, en rendant possible la continuité des espèces, la figure du désir assure la stabilité et l’harmonie de l’univers.

C’est cet Eros là qui se dessine en filigrane des 12 essais du Plaidoyer de Siri Hustvedt : un principe créateur, qui du double, de la multiplicité, voire du chaos, fait surgir l’unité de manière à ce que, comme le fait remarquer l’historien Jean-Pierre Vernant, la multiplicité première ne soit pas gommée par cette unité mais encore incluse, manifeste en elle. Ainsi, avec Eros, un + un n’est pas égal à 2, pas plus qu’à un 1 uniforme… et, chez Siri Hustvedt, ce « 1 » premier additionné n’est pas obligatoirement un amant, ou, dans ces essais où elle dit « je », Son amant : il est un souvenir, un livre, un lieu, une habitude d’enfant, un mot, une image mentale. La romancière s’attache à démonter les processus de création que sont la lecture qu’elle dit active, l’écriture ou la construction d’une identité.

« Quand on lit, on voit » et ces images, puisées dans l’histoire personnelle,siri-hustvedt créent pour le lecteur un yonder, un lieu « entre ici et là », produit de souvenirs déformés et d’une histoire inventée par un autre. Ce yonder du lecteur s’ajoute au yonder créé au préalable par l’écrivain, lorsque, mélangeant joyeusement faits, rêves et souvenirs, ce dernier a recomposé par la plume une vivante réalité parce qu’il se sentait étriqué dans une géographie donnée et surtout parce qu’il voulait ordonner ce qui ne l’était pas, « boucher les trous » d’une vie fragmentée, « mettre de la cohérence » dans ce qui n’était qu’une somme d’évènements.

Cette écriture est à l’écrivain ce que la construction de la personnalité est à l’enfant, nous dit Siri Hustvedt maman. Dans un monde chaotique, l’enfant est sans cesse en recherche de repères, de stabilité, d’où son amour des répétitions, son attachement aux lieux. C’est seulement, et paradoxalement, dans un espace circoncit, que l’enfant pourra se construire une identité solide d’où pourront découler de multiples créations, personnages, fragmentations et non, à l’inverse, rester un Ego fragmenté, dans lequel le Je serait “submergé par une multitude de ça”, dans lequel le « Je » ne pourrait produire autre chose qu’un morne discours sur lui-même.

Ajustant la forme au fond, Siri Hustvedt mêle dans ses essais histoires personnelles et analyses romanesques, Dickens, Gatsby le magnifique et Henry James, le 11/9 et l’histoire de ses ancêtres en Norvège, la psychanalyse, le cinéma…. et, pour les lecteurs qui aurait choisi ce livre pour “l’Eros-érotique”, pour “l’Eros-Cupidon”, un texte sur la magie de l’attirance sexuelle, l‘érotisme, sur ce territoire flou qu’est le désir, ce yonder que les institutions ne sauraient légiférer, et qui, par son essence même, son « ambiguïté » et son “mystère“, ne saurait supporter le féminisme aveugle, l’attribution de l’expression « objet sexuel » aux seules femmes (puisque les hommes le sont…), ou la censure d’un univers kafkaïen parce que, chez K, les figures féminines sont avant tout perverses. A ce texte, qui a donné son nom au recueil, répond le dernier essai, Histoires d’un moi blessé, dans lequel la romancière, après s’être racontée dans toute sa fragilité, conclut par le récit d’une rencontre avec un homme au regard voilé qui arrondissait les épaules en fumant son cigare…. Cet homme, c’est « le poète », c’est Paul Auster.

Eros, qui attire tout à tout pour en faire un sur-Tout cohérent, a sans doute mêlé, dans les livres des romanciers devenus amants, l’écriture poétique, métaphorique, presque symbolique d’Auster, au génie de l’observation et de la mémoire, à la finesse psychologique et intellectuelle et au sens de la nuance de sa femme. Mais cela, il faudrait une autre Siri Hustvedt pour nous le démontrer…

Plaidoyer pour Eros, Siri Hustvedt, Actes Sud, 266 p, 22 euros, Mai 2009

Marie Barral

A lire aussi :

Tout ce que j’aimais, Siri Hustvedt, Actes Sud, 2003 et Babel n°686)

Elégie pour un Américain, Siri Hustvedt, Actes Sud, 2008, lire notre critique ici

L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, 1989

« La fiction vit dans cette zone frontière entre le rêve et la mémoire. De même que les rêves, elle déforme à ses propres fins, parfois consciemment, parfois non, et de même que la mémoire, la fiction oblige à un effort de concentration pour se rappeler « comment c’était vraiment ». Il existe plusieurs livres écrits au présent mais le plus souvent c’est une forme maladroite. La fiction se déroule en général dans le passé ». p 55 “Yonder” in Plaidoyer pour Eros

« Le corset s’empare de la différence entre hommes et femmes et c’est le délire. La courbure d’une taille d’une femme devient extrême et la tension du laçage pousse les seins vers le haut. Tout à coup, j’avais de nouveaux seins. Je ne savais pas à quel point mon corps avait changé avant de voir une photo de moi en costume et de m’émerveiller de cette addition à mon anatomie. Le corset laisse les seins quasiment libres et ne couvre pas le sexe. Fermement installé entre le haut et le bas du corps, il a pour effet de rendre plus visible leur articulation et de les définir comme zones érotiques distinctes. Le corset a contribué à créer une notion de la féminité […] » p 109-110 “Huit jours en corset”, in Plaidoyer pour Eros


Article paru dans la Boîte à sorties le 1er juin 2009

siri-hustvedt, plaidoyer pour Eros

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