dimanche 11 janvier 2009

L’écriture ou la vie, le Carnet d’Or de Doris Lessing

De Doris Lessing, ils (Les Français) disent souvent (aux ignorants) qu’elle est la « Simone de Beauvoir » britannique : écrivain féministe engagée dans les années 50 auprès des communistes. L’Anna des Carnets répond, sur plusieurs points, à la narratrice des Mémoires : passionnée, hyper-consciente, sans-cesse tiraillée entre l’écriture et la vie…

Récits de femmes divorcées, (et donc dites « libres »), de communistes désabusés après la révélation des crimes de Staline au milieu des années 50, Le Carnet d’Or est aussi l’histoire d’un bocage d’écrivain. La narratrice, Anna, vit sur le succès de son premier livre, Frontières de guerres. La perception des droits d’auteur ne l’oblige pas à travailler. Elle peut donc se consacrer entièrement à son engagement communiste : elle travaille dans une maison d’édition du parti. En écrivain nostalgique de son premier et unique roman (ou plutôt de l’écriture de son premier roman car Anna n’est pas naïve quant à la qualité de son œuvre), la romancière garde son stylo entre les doigts et emplit ses carnets. Pour conjurer le désordre, elle en tient 4 : le carnet noir est celui de l’Anna écrivain. Elle y narre la deuxième vie de son roman (l'ouvrage publié), y raconte comment, contre les adaptations, elle tente de sauvegarder son intégrité. Le carnet rouge est bien sûr celui de l’Anna rouge, ou disons grise, quoiqu'il en soit politique, de plus en plus sceptique quant à son engagement, quant à la transparence du parti communiste : Staline vient de mourir, ses crimes sont peu à peu révélés et les communistes britanniques plus encore que les autres (car ils sont plus disséminés, plus éloignés du centre révolutionnaire, car ils vivent sous un régime démocratique), sont divisés. Dans le carnet jaune, Anna écrit des romans, des nouvelles, elle y raconte l’histoire d’Ella, son double malheureuse en amour. Enfin, dans le bleu, elle y consigne sa vie, s’examine, s’analyse, et, dans le même temps, s’énerve de sa tendance à « l’égotisme ». Un tel morcellement est le fait d’une Anna trop rationnelle, une Anna intellectuelle dont la « froide et efficace machine » qu’est le cerveau, tend à tout passer au crible, à tout broyer. Pour que toutes les Anna soit recollées, sera nécessaire la catharsis de la folie… et l’aide d’un homme… :

« Je ne peux pas écrire cette nouvelle, ni rien d’autre, parce qu’à l’instant où je m’installe pour écrire quelqu’un entre dans la pièce, lit par-dessus mon épaule et m’arrête.
- Qui ? Le sais-tu ?
- Bien sûr que je le sais. Ce pourrait être un paysan chinois. Ou un guérillero de Castro. Ou un fellagha en Algérie. Ou M. Mathlong. Ils se tiennent ici, dans ma chambre et ils disent, pourquoi ne faites-vous rien pour nous, au lieu de perdre votre temps à scribouiller ?
- Tu sais très bien qu’aucun d’eux ne dirait ça.
- Bien sûr. Mais tu sais très bien ce que je veux dire. Je sais que tu le sais. C’est notre malédiction à tous.
- Oui je le sais. Mais je vais te forcer à écrire, Anna. Prends une feuille de papier et un stylo. »
Je posai une feuille de papier blanc sur la table, pris un stylo et attendis.
- Ce n’est pas si grave si tu échoues, pourquoi es-tu si arrogante, allez-commence. »
(p 735)

Alors, nourrie de son flirt avec la folie, délaissant la haute image qu’elle se fait d’elle-même et la froide utilité de l’action communiste (dont elle a par ailleurs bien perçu les limites, pire, les cruautés), Anna Wulf reprend son stylo. Le paysan chinois, le fellagha d’Algérie, le guérillo sont toujours dans sa chambre, mais puisqu'elle ne sait rien faire d’autre qu’écrire... Ici et maintenant, elle ne peut qu’écrire. Pire encore : elle ne peut écrire que sur elle : ses nouvelles, ses romans, sont des autobiographies romancées, retravaillées à la troisième personne... comme l’est Le Carnet d’or pour Doris Lessing. Dans sa préface, l’auteur se fait sa propre avocate :

« La façon de régler le problème de la « subjectivité », cette affreuse tendance à se préoccuper de l’infime individu qui se trouve en même temps pris dans une explosion de possibilités terribles et merveilleuses, consiste à voir en lui un microcosme et ainsi à dépasser le personnel, le subjectif, pour rendre le personnel général, comme le fait évidemment la vie, transformant une expérience intime –du moins le croyez vous lorsque vous êtes enfant, « je suis amoureuse », « j’éprouve telle ou telle émotion, je pense telle ou telle chose » - en quelque chose de plus ample : grandir consiste en fin de compte à comprendre que sa propre expérience incroyable et unique est ce que tout le monde partage. » (p XII)

Le Carnet d’or, Doris Lessing, trad. De l’anglais par Marianne Véron, Le livre de Poche, Albin Michel, 764 p.

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