dimanche 17 janvier 2010

L'ultime promenade nocturne de Jacques Chessex

Jacques Chessex est mort l’année dernière, en octobre. Cet écrivain dont on parlait finalement au peu des multiples prix qu’il a reçu (le seul écrivain suisse à avoir reçu le prix Goncourt en 1973, pour L’Ogre) a laissé un texte posthume que les éditions Notari ont publié en décembre. Ce fut un texte écrit en écho aux sculptures de Manuel Müller dont on découvre les œuvres au fil des pages de ce cours récit, Une nuit dans la forêt.

L’inspiration nocturne
. Entre la poésie et le récit fantastique, le narrateur
nous emmène dans une forêt qui n’est plus effrayante et dans un dialogue avec des têtes qui semblent détenir des secrets de la vie humaine. Ce séjour en forêt pourrait être cette recherche d’inspiration de Chessex, une inspiration dont il parlait comme une « voix du matin, qui se donne comme une grande certitude » (Télérama, 16 avril 2008). Et si la question de la nature du texte se pose, il en était de même pour l’inspiration : « Les mots qu’elle me dicte prennent parfois la forme du récit, parfois celle de l’invocation poétique, parfois celle du regard critique – le genre importe peu. » (Idem). L’inspiration vient la nuit, ce que le narrateur nous raconte a une dimension fantastique, on songe alors à la rêverie, classiquement au centre de l’imagination romantique comme source de création, tout comme l’image d’une inspiration qui tomberait sur le poète, celui-ci n’ayant qu’à écouter sa voix. A la lumière des vers de Paul Eluard, mis en exergue du texte : « Rien ne nous réduit / A dormir sans rêves / A supporter l’ombre », le travail du poète est de se rendre disponible à cette rêverie, à ne pas dormir sans rêves.

La figure féminine. Durant cette nuit dans la forêt, les têtes avec qui dialoguent le narrateur sont des femmes, la figure féminine, allégorie classique de l’inspiration, devient le réceptacle de tous ces questionnements existentiels. Mais elle aussi posera des questions, paraissant inquiète à propos de l’amour que le narrateur peut porter aux têtes. Les têtes exercent une force d’attraction sur le narrateur mais on ne sait pas, finalement, si l’on doit les craindre ou espérer leur bienveillance : « Disons que je sois votre limaille, une poudre, un métal très docile dont vous faites votre sujet. Ou votre victime. C’est selon. Cela dépend de votre intérêt ou de votre curiosité pour moi. » (p.10). La femme est ainsi à la fois l’attirance et l’exclusion, l’autre : « C’est d’un autre lieu qu’il s’agit, en nous et en dehors de nous (…) en même temps vers l’intérieur de nous-mêmes qui est difficile à montrer. » (p.14). Mais c’est un autre qui permet de se rapprocher de soi-même, « un déplacement implicite (…) vers les zones les plus cachées, mais de moi bien reconnues ; de qui j’étais et de quoi je songeais » (p.29). Et puis, la féminité est aussi à rapprocher de la beauté, une beauté qui serait un danger car elle empêche de parler et d’écrire, elle est « le fer rouge qu’on écraserait sur ma bouche » (p.38).


Manuel Müller, Esquif, 2007

Un travail de collaboration ? Ce texte devenu posthume a été inspiré de l’œuvre du sculpteur-graveur Manuel Müller, ces œuvres qui pourraient prendre place dans un musée imaginaire d’ethnographie sont donc plus qu’une illustration du texte. Il faut imaginer un vrai travail de collaboration entre deux œuvres artistiques qui se répondent, au-delà peut-être de la volonté même des artistes. Les sculptures de Manuel Müller pourraient donc être un élément déclencheur de l’écriture, une œuvre qui trouve écho en elle, comme une promenade exploratoire rendue possible par le dialogue du poète avec une voix sortie d’entre les mains de l’artiste plasticien. Les têtes qui peuplent la forêt sont-elles les mêmes que les sculptures de Manuel Müller ? Elles ont en tout cas la même propriété fascinante, la magie qui attire et impose le questionnement. Le recueil serait alors le rassemblement de deux formes artistiques distinctes autour d’une même question sur le sens de la vie.

Finalement, ce travail de collaboration, appelons-le ainsi, trouve une explication dans le dernier chapitre du texte. C’est aussi un aveu : il n’est pas possible d’expliquer le mystère de l’inspiration et de la création : « Demeure le mystère de la forme que la réflexion, et le rêve, ne sont pas près d’expliquer » (p.51). Ce que les sculptures nous montrent de manière encore plus évidente que l’écrit, c’est la création ex nihilo puis l’évidence devant laquelle le met l’apparition de la chose voulue, inventée par l’artiste qui en fait une œuvre.

"Une nuit dans la forêt", Jacques Chessex & Manuel Müller, Editions Notari, 30€

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