On nous l’annonçait comme l’émission choc ; un douloureux miroir qui allait percer à jour les immondes travers de la télé-réalité et dévoiler en filigrane le lamentable appauvrissement de notre libre-arbitre.
Mercredi 17 mars, après plusieurs semaines de buzz, France 2 a diffusé en prime-time le documentaire-évenement « Le jeu de la mort ».
Le principe de ce programme est l’adaptation de l’expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, conduite dans les années 60.
A l’époque, des candidats, pensant participer à une expérience scientifique sur l’efficacité de la punition dans l’apprentissage, étaient amenés à infliger des secousses électriques croissantes à un autre candidat - complice de l’expérience - lorsque ce dernier répondait faux à des questions. Les sévices allaient jusqu’à un choc de 450 volts, niveau considéré comme largement mortel. Cette expérience de Milgram démontrait à quel point une simple autorité considérée comme légitime et juste pouvait amener les individus à commettre le pire.
Dans l’émission diffusée sur France 2, l’autorité n’est plus scientifique mais télévisuelle. Elle revêt la forme d’un jeu télévisé. La présentatrice, la production et le comédien-victime (à qui l’on inflige les fausses décharges électriques) sont de mèche pour piéger les candidats, persuadés de participer à un jeu télévisé forcément bon enfant.
En revanche, le public – et cela pourrait faire l’objet d’une autre étude – n’est pas dans la confidence et suit avec un enthousiasme atterrant les commandements macabres du chauffeur de salle.
On nous l’annonçait traumatisant, et ça n’a pas loupé.
Nous sommes choqués, horrifiés par cette nature humaine dévoilée. 81% des candidats sous l’emprise de l’autorité, pris au piège par leur adhésion au jeu et par la pression du plateau télévisé, sont allés jusqu’à tuer virtuellement un homme.
« Saisissant ! » s’empressent de commenter les spécialistes (philosophes, historiens, psychanalystes) lors d’un débat de décryptage qui suit, tel une cellule psychologique, la diffusion du documentaire.
Comme il était prévu, la télé - et plus particulièrement la télé-réalité - est au banc des accusés, et les têtes pensantes de la lucarne semblent découvrir avec stupeur le virage aliénant qu’a opéré la télévision depuis quelques années.
Rien de nouveau donc.
Pourtant, il semble que ce soit plutôt du côté de la réalité qu’il faille creuser.
En braquant les projecteurs sur la télévision - proie facile qui s’en remettra – le débat préserve la tranquillité de notre conscience, coupable quotidienne de collaborations ordinaires, de lâchetés aveugles et de passivités coupables.
Au travail, dans la rue, au supermarché, à la maison, en vacances, je collabore, vous collaborez, nous collaborons à des milliers de petites injonctions sans gravité. Les conséquences invisibles ou lointaines sont pourtant bien réelles.
L’issue n’est jamais aussi choquante que la mort directe et immédiate d’autrui.
Les conditions ne sont pas non plus aussi insidieuses : il n’y a pas de public pour galvaniser notre angoisse, ni de présentatrice pour nous rappeler à l’ordre.
Mais nous participons constamment à des injustices sur lesquelles nous n’avons autre choix que de fermer les yeux. Nous obéissons sans besoin de châtiment à la peur du chômage, au système hiérarchique, à la compétition permanente, à la publicité, à la médiocrité politique, à la culture dominante…
Nous adhérons même à a résignation.
Depuis mercredi, nous sommes unanimes pour accabler les candidats de ce jeu, espèce de collabos modernes.
Mais fustige t-on publiquement les agents de police qui arrêtent au faciès car leur hiérarchie réclame des chiffres ou ces chimistes qui développent des poisons à répandre sur nos légumes ?
Blâme t-on avec la même sévérité ces ingénieurs de l’industrie françaises qui pillent impunément les ressources naturelles de peuples pauvres ou ces agents administratifs qui concourent à appliquer des mesures d’expulsions inhumaines ?
Ceux-ci n’abandonnent pas leur activité au nom de la morale comme les 19% de « héros » de l’émission qui ont renoncé à torturer.
Bien au contraire, ils sont félicités et même encouragés.
Mercredi, la France a fait un pas de côté pour découvrir avec effroi que la morale ne fait plus partie des fondamentaux de sa société. Et elle a constaté que bien rares sont les résistants.
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