Pour écrire les textes qui accompagnent les clichés, Jean-Claude Carrière s’est laissé aller aux images jusqu’à ce qu’une l’arrête, enclenchant ainsi une écriture automatique. Il croyait déjà connaître cette ville par ce qu’il en avait vu, entendu ou lu mais les photographies de Sylvain Savoilainen lui firent oublier tout ce qu’il savait déjà. Tant de choses ont nourri notre imaginaire de cette ville mais "Le propre d'un bon photographe est de vous montrer pour la première fois ce que vous avez déjà vu" nous prévient Jean-Claude Carrière.
Une ville sacrée
C'est une ville grouillante traversée par la Gange, car, le fleuve, en plus d’être sacrée, est féminin, née des cheveux du dieu Shiva et purificatrice.
De nombreuses déesses ont choisi de vivre à Calcutta, parmi celles-ci, Kali, a un statut particulier. Tout en elle est effrayant : ses armes, ses bras nombreux, sa longue langue rouge… elle est le contraire du geste apaisant du Bouddha. Kali est la peur, et la souffrance et la mort violente ne sont pas des illusions. Elle est l’exécutrice de Kala, le Temps, maître suprême. D’après les sages, nous sommes entrés, il y a longtemps déjà dans cette période extrêmement sombre, Kali-yuga, l’ère de Kali. Nous sommes nés dans un temps sombre parce que nous n’avons pas su préserver l’équilibre de la nature originelle, du balancement cosmique (dharma). Depuis plusieurs milliers d’années (depuis la mort de Krishna, il y a 5000 ans), nous sommes emportés par Kala, le Temps, dans un cycle mauvais, dans une décadence lente où toutes les vertus ont disparues. Kali est là pour nous dire l’irrémédiable, elle est le cœur sauvage de Calcutta, elle fait peur aux hommes.
Communisme et ascétisme
A Calcutta, l’ascèse personnelle doit faire bon ménage avec le communisme. Le gouvernement de l’Etat du West-Bengal (dont Calcutta est la capitale) est communiste depuis longtemps, par voie de suffrage démocratique. Il faut donc que les sadhu (ceux qui renoncent pour toujours aux joies du monde et font de la sagesse une profession, vivant d’aumônes) s’adaptent à la dictature du prolétariat, le sinistre Kali-yuga et l’avenir radieux. Cette coexistence des contraires est très familière à l’Inde. La statue de Lénine se dresse toujours aux carrefours face aux immenses affiches de cinéma qui sont les enseignes séduisantes d’un autre culte.
La première tentation est de rejeter Calcutta, de fermer les yeux et de l’oublier, beaucoup de visiteurs font ce choix, ils viennent dans cette ville comme pour remplir un devoir de touriste. La seconde tentation est de rester au moins quelques semaines pour découvrir, petit à petit, que Calcutta est un monde à l’image du vrai monde : tumultueux, débrouillard, éclatant de vitalité, complexe, du grand luxe à la misère, de la frénésie à la sérénité, de l’indifférence totale à la compassion organisée.
« Calcutta », Sylvain Savoilainen (photographies) & Jean-Claude Carrière (textes), Infolio, 45€
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