samedi 8 octobre 2011

Limonov, d'Emmanuel Carrère : réfléchir les vies

Voici, encore une fois, une autre vie que la sienne qu'Emmanuel Carrère décrit ici. Le livre a fait grand bruit en cette rentrée et son auteur vient de recevoir, mercredi dernier, le prix de la langue française de la Ville de Brive.

Au travers d'Un roman russe Carrère partait sur les traces de son grand-père dont il savait si peu. Dans D'autres vies que la mienne, il expliquait avoir excorsicé son «renard », cette tenace et égocentrique angoisse qui lui tordait le ventre, et pouvait, dès lors, s'intéresser aux autres. Limonov poursuit ce programme.

Édouard Limonov n'est pas comme Jean-Claude Romand dans L'Adversaire, un incompréhensible fou, il est presque, on ose, pour Carrère, un alter ego, l'autre par excellence... Bien sûr, il a milité dans un parti néo-fasciste russe (contre Poutine), bien sûr il a côtoyé pendant la guerre des Balkans le criminel serbe Arkan.... Et, avant le politicien, avant le gourou des nasbols (nationalistes – bolchéviques) ou le sulfureux écrivain parisien collaborateur de L'idiot international, il y eut le prisonnier de droit commun, le majordome, le clochard new-yorkais, le poète tailleur, la petite frappe d'une banlieue ukrainienne oubliée, le fils d'un exécutant du NKVD. Autant d'histoires qui, en une rassemblées, fait de cette vie un roman et de celui qui la porte un personnage. Certes un homme bien étranger, donc incompréhensible a priori pour Carrère, mais qui le captive en cela : par son caractère insaisissable, par la Russie, sûrement, et pour cette carrière d'écrivain reconnu qui narre celle de l'aventurier raté car trop droit - et du coup décalé-, dans ses choix et dans sa nostalgie d'une victorieuse Russie, celle de la Grande guerre. Enfin, et surtout, c'est l'humanité que cache l'incroyable élan vital du personnage qui intriguent l'auteur et son lecteur : le tenace Limonov, dont le nom associe l'amer du citron au tonique de la grenade dégoupillée (limonka), renaît sans cesse de ses cendres.

En filigrane de sa vie mouvementée, c'est la grande Histoire, de l'URSS puis de la Russie, qui s'écrit, l'histoire de la chute d'un monde, dictatorial, désolé et communiste -dont un minimum égalitaire-, aussitôt remplacé par la sauvagerie d'oligarques capitalistes. Au troisième plan, Carrère narre aussi la sienne, de vie, celle d'un fils dont la mère adorée a annoncé la chute de l'URSS (Hélène Carrère d'Encausse), celle d'un étudiant mal à l'aise, et d'un écrivain forgeant, cahin-caha, son style. Dans Limonov, Carrère n'est pas biographe, il reste un romancier pour qui les existences ne peuvent s'appréhender que réfléchies sans cesse les unes sur les autres, et cette inclinaison lui permet de traquer, derrière les idées arrêtées, l'étoffe des vies, complexes broderies.

Limonov, d'Emmanuel Carrère, POL, 488 p., 20 euros.

"[...] l'intriguant qui travaille moins bien mais réussit mieux que vous, dont l'insolence et la veine de cocu vous humilient, et ne vous humilient pas seulement devant les chez mais aussi, ce qui est plus grave, devant votre famille, en sorte que votre petit garçon, tout en professant loyalement le mépris des siens à l'endroit de Lévitine, ne peut, même s'il s'en veut, s'empêcher de penser en secret que son père est un peu besogneux, un peu minable, et que le fils de Lévitine a de la chance, tout de même. Édouard développera plus tard une théorie selon laquelle chacun, dans sa vie, a un capitaine Lévitine." (Limonov, p49)



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