Dans son dernier essai, Milan Kundera explique comment les « grands » écrivains du XXème siècle ont tenté de sortir du « mensonge romantique » qui a sclérosé des décennies durant l’art européen dans longues et lyriques embardées… Au secours de sa thèse, Kundera en appelle à Janacek contre Wagner, à Kafka contre Stendhal. Si éclectique soit-il, le romancier n’est pas un spécialiste de danse. Auquel cas, il aurait ajouté à sa liste de modernes, contre les petites ballerines de l’Opéra plus anges que rats, la chorégraphe Martha Graham et sa compagnie. Chronique d’une aérienne danse terrienne et de son programme A tel qu’il vient d’être présenté sur la scène du Châtelet.
La danse dite « moderne » aurait été inventée d’après un tableau de Kandinsky… C’est du moins ce que raconte la chorégraphe américaine, Martha Graham (1893-1991), mère et pionnière en ce domaine. Avant elle, les petits rats virevoltaient sur scène, trouvaient la source de leurs mouvements dans les cieux et s’y envolaient, légers. Après elle, les danseurs vont chercher leurs pas en eux-mêmes, dans leurs ventres, centres des émotions, et dans leur respiration, source de leur énergie ; puis ils les diffusent là où leurs membres peuvent les porter : au sol bien sûr, sur terre, c’est de là que viennent ces créatures trop humaines, ou légèrement au dessus d’eux, lorsque leurs forces les sortent un peu d’eux-mêmes. Point de pointes donc ou de royales portées, les danseurs ont les pieds plats ou pliés. Marx avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre, Martha Graham a, dans son art, fait pareil ; la danse moderne est née.
Photo Johne Deane
Finie la divine légèreté ou les êtres éthérés, même la magicienne et la cruelle Médée vêtue de sa robe enflammée a ses heures de culpabilité (Cave of the heart)… Du ventre de ses danseurs, la chorégraphe née d’un médecin « aliéniste » extirpe névroses et fantasmes. Ainsi dans le labyrinthe, ce n’est guère contre le Minotaure que se débat Ariane, mais contre ses propres démons. Douloureuse, la mise à mort du monstre ne se fait qu’au prix de plusieurs tentatives d’approches et de diverses petites morts ; elle récompense le long et cathartique combat de la femme perdue qui, dans le mythe, était justement censée sauver ! Il n’est point d’invincible chez les modernes… (Errand into the Maze)
Il est seulement des êtres changeants avec le Temps, grande danseuse à la robe comme une roue qui scande le cycle des saisons et des vies. Inlassable sablier, elle détricote les sentiments que les « Romantiques » avaient figés : l’Amour qu’ils avaient fait violent et passionné est sur la scène de Martha Graham tantôt jaune comme le flirt, tantôt rouge comme le sang, parfois d’un spirituel blanc. Les trois couleurs pourraient correspondre à trois âges de la vie : l’adolescente, la jeune femme et la sage, mais c’eût été retomber dans le piège des catégories figées et du coup, nous mener trop loin de nos réalités. Au contraire, sur un même plateau, la danseuse blanche côtoie la jaune puis la rouge, se fait voler son amant par la séductrice érotique, reste souvent seule, loin de viriles et drôles d’angelots, puis finit heureuse et accompagnée (Diversion of Angels).
Des variations de sentiments naissent d’orageuses de relations. Une nuit estivale. La pleine lune éclaire d’une jaune lumière les robes de ces dames. Sur la place du village, les couples mûrs viennent observer leurs cadets -des nuées de fraîches filles attaquant un bel éphèbe-, puis s’en retournent dans une langoureuse volupté saccadée de gentilles scènes de ménages. Cela n’en a pas l’air, mais ce sont les femmes qui portent les galants musclés ; seul, Pierrot, sur sa barrière, l’aura peut-être remarqué (Maple Leaf Rag). Lui que la légende dit triste aura ce soir été bien gai : géniale inventrice, Martha Graham était aussi drôle que douée. Sa Compagnie, qui danse sa modernité, le prouve par sa dernière création (et avec toutes les autres de ce programme !).
Au théâtre du Chatelet, durée deux heures, 20 minutes d’entracte (programme A), 2 rue Edouard Colonne, Paris 1er Métro Châtelet, 01 40 28 28 40 Pour réserver : cliquez ici
Le 27 avril, en hommage à Martha Graham, projections de films à 20h à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, Paris 12e, renseignements au 01 44 75 42 75. http://www.lacinemathequedeladanse.com/
Pour en savoir plus sur ceux que Martha Graham a inspiré, lire cette critique de l’ouvrage de Rosita Boisseau, “Panorama de la danse contemporaine”, cliquez ici
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